Après A peine j’ouvre les yeux (2015) où Leyla Bouzid revenait sur la période du régime autocratique de Ben Ali, la cinéaste fait ici un pas de côté en signant un film, où l’action se situe entre Paris et sa banlieue.
Le début du film séduit d’emblée, laissant miroiter une image floue où la caméra se focalise sur le personnage d’Ahmed cernant subrepticement et avec pudeur son corps à peine sorti de l’adolescence. Cette séquence inaugurale souligne la fragilité qui émane de ce personnage central, en même temps qu’elle affirme le point de vue inédit épousé par la cinéaste. En plantant le décor d’une cité de banlieue, l’image suivante nous fait basculer dans un univers plus réaliste, celui du quotidien de ces villes périurbaines.
Très rapidement, nos sens s’identifient à ceux d’Ahmed que l’on suit dans ce cheminement vers l’Université de la Sorbonne. Ce dernier tente de se frayer un chemin parmi la foule d’étudiants et les gros plans qui embrassent les traits de son visage juvénile laissent deviner l’inquiétude qui l’habite et le sentiment d’étrangeté qui le submerge. Lorsque surgit Farah fraichement débarquée de Tunis, flamboyante et lumineuse ; la magie opère, alliant l’évidence à l’irréel. C’est le professeur de littérature comparée qui, évoquant l’histoire de Majnoun Leyla-histoire d’amour mythique et populaire dans les pays influencés par la culture islamique-, énonce le programme du film : parler d’amour et de désir. Si l’originalité du film tient au fait qu’il épouse le point de vue d’Ahmed, il n’en révèle pas moins toutes les contradictions et les interdits qui l’habitent, sorte de forteresse mentale que la rencontre avec Farah d’une part, et avec la littérature arabe classique d’autre part, viennent ébranler.
Ahmed se retrouve ainsi sans cesse tiraillé entre ses origines banlieusardes -le groupe de copains voyant cette « mutation » vers Paris comme une trahison-, et l’appel du désir et de la libération incarnés par Farah. Leyla Bouzid brosse ici un subtil portrait d’un jeune issu de l’immigration maghrébine, tout en allant à l’encontre des lieux communs qui entourent cette communauté. Ça et là, des allusions interpellent en filigrane : le père anciennement journaliste et ayant fui la décennie noire en Algérie (venant remplacer la perpétuelle figure de l’immigré ouvrier et sans bagage intellectuel) ; la sœur libre, dynamique et battante dotée d’une forte personnalité (venant s’opposer à la figure des filles soumises au pouvoir patriarcal). Aussi, lorsqu’il tente de se conformer aux codes d’honneur et de virilité établis par la bande de copains, les prises de position d’Ahmed apparaissent comme des fausses notes, tant tout son être aspire à la rupture et à l’émancipation.
La voix off et la bande son orchestrée par des instruments tel que le oud, sorte d’écho aux racines arabes, effleurent les fantasmes qu’Ahmed ne peut se résoudre à assouvir. Le choix délicat des teintes et des lumières opérées par Sébastien Goepfert, saisit les peaux et les chairs avec poésie et subtilité, répondant ainsi à la finesse de la littérature arabe qui n’a cessé, surtout à l’époque de son âge d’or, de chanter les louanges de l’amour et du désir.
Déterminée, Farah revient ainsi à la charge en offrant à Ahmed « Le jardin parfumé » un des manuels d’érotologie arabe les plus célèbres rédigé au XVème siècle par Cheikh Nafzaoui.
La cinéaste choisit ainsi une représentation assez inédite du désir, suggérée littéralement par les mots de l’ouvrage qui se superposent aux fantasmagories d’Ahmed, et renvoyant à l’amour platonique et éthéré qu’éprouvait Kaïs (le personnage de Majnoun) pour Leyla. Leyla devenait ainsi l’objet subliminal de l’amour, incarnant ce sentiment dans sa forme la plus radicale et la plus pure, mais ramenant aussi le sentiment amoureux à sa dimension spirituelle et subjective – n’est amoureux que celui qui est capable d’embrasser et d’englober par son amour toutes les dimensions de la beauté d’un être-.
Comme Leyla, Farah devient la muse, celle qui est source d’inspiration et de tourmente, renvoyant ainsi au titre original en arabe « Majnoun Farah » (« Le fou de Farah »). Comme le couple mythique de Kaïs et Leyla, dont l’amour était contrarié par les familles, celui d’Ahmed et Farah semble aussi butter contre les barrières sociales. La cinéaste souligne ainsi subtilement la fracture qui sépare Paris de sa banlieue mais aussi la différence entre les maghrébins d’ici et ceux de là-bas.
Si ce n’est que le personnage d’Ahmed, avec la fraîcheur de sa jeunesse et sa soif d’effectuer un retour vers ses racines (celles que son père a terré avec son silence blessé), se révèle capable de métamorphose ; et l’histoire d’amour devient, dès lors, une lumineuse quête des origines, révélant l’ouverture vers un monde empli de flamboyantes et étincelantes promesses.
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