Il y aurait de quoi rechigner face aux premières minutes des Mystères de Barcelone du réalisateur espagnol Lluis Danès, encore inconnu chez nous. Suivant les pas de Sebastià Comas (Roger Casamajor), journaliste aussi talentueux dans la rigueur de ses enquêtes obstinées que torturé par de larges fêlures intimes qui l’ont isolé du monde pendant une année, le film raconte la Barcelone des années 1910, époque où la ville catalane change de visage sous la houlette de l’architecte baroque Antoni Gaudi. Comme une sorte d’héritage sud-européen d’une Londres XIXème siècle, Barcelone est divisée en deux espaces bien délimités : la cité cossue d’un côté, les bas-fonds misérables de l’autre. C’est dans ce contexte que la jeune Teresa Guitart disparaît ; les forces de l’ordre, sous la houlette du policier Amorós (Sergi Lopez), multiplient les conférences de presse, la presse fait ses choux gras de l’affaire. Un homme vient alors voir le journaliste Comas pour lui certifier que sa fille a elle aussi disparu dans les mêmes circonstances. L’enquêteur d’entrer alors lentement mais sûrement dans le marigot boueux des faubourgs barcelonais, là où l’humain, à force de misère poussant certains au pire et d’opportunisme permettant à d’autres d’en tirer profit, régresse vers une amoralité perturbante.
Le démarrage du film de Danès semble poussif, tentant de se raccrocher dans un premier temps à tous les clichés du roman noir américain à la Dashiell Hammett, avec son journaliste détective arpentant les quartiers interlopes où les ombres, la violence, la brume et la prostitution règnent en maîtresses. Aux stéréotypes s’agrège une mise en scène ultra-stylisée, clinquante à force d’artifices baroques, usant du noir et blanc pour mieux le perturber par les irruptions intermittentes d’un chromatisme rougeoyant, faisant s’ébattre son personnage principal dans des décors de cinéma d’animation dès lors qu’il sort des bas-fonds pour pénétrer la ville nouvelle, ceci sur un thème musical évoquant les féeries malades de Danny Elfman composées pour le cinéma de Tim Burton. L’impression de se trouver devant une sorte de fumetto nero filmé de la même eau que le terriblement raté 5 est le numéro parfait d’Igort (2019) est prégnant et, disons-le, très inquiétant.
Une scène-charnière permet cependant aux Mystères de Barcelone de sortir de son ornière et de gagner une envergure inattendue au regard de son premier tiers. Lors de cette séquence, Comas pénètre dans un bordel qu’il pense en relation directe avec la disparition des fillettes ; sous une fausse identité, il demande à la tenancière des lieux s’il est possible qu’on lui fournisse une enfant, question outrageante à laquelle on ne lui répond pourtant pas par la négative. A partir de ce moment, le lieu devient une sorte de tableau de Bosch animé, le journaliste déambulant dans la maison close en regardant de chambre en chambre les perversions qui s’y exercent, les ébats SM côtoyant l’érotisme de l’humiliation ou la sensualité pédophile. La scène, hallucinée, a de quoi troubler et fait tomber le film dans un abîme de noirceur qui lui permet de changer de direction et, par là même, de dimension. On ne pense plus alors aux récits d’Hammett mais bel et bien à une version catalane des peintures crasseuses, scabreuses de la Cité des Anges et de ses divers systèmes de pouvoir visibles dans les romans massifs de James Ellroy.
Le film de Danès ne se relèvera pas de ce choc, mettant alors plus ou moins le récit policier au ban pour se concentrer sur le fonctionnement inique d’une ville à plusieurs visages, à la fois en pleine reconstruction pour atteindre à la plus grande respectabilité mais reposant sur les fondations pourries de l’amoralité, où les puissants du premier monde n’hésitent pas à venir régner en asservissant les habitants invisibles du second dont tout le monde se moque. Les Mystères de Barcelone ne gagne pas véritablement en originalité, passant d’un stéréotype à un autre (on a déjà vu ou lu mille fois ces portraits de systèmes sociaux sclérosés jusqu’à la moelle, régies par la corruption aussi bien politique que morale des puissants et des élites d’une ville, d’une région) ; il faut cependant avouer que la noirceur globale dans laquelle tombe le film n’est pas sans lui donner une belle consistance, changeant même les afféteries de la mise en scène en coups de pinceau supplémentaires portés sur cette peinture pessimiste du monde. Le journaliste Comas s’ébat en effet dans un monde qui n’a aucune substance, aucune forme de réalité tangible, qui n’est qu’artifices et faux-semblants (le fait de situer le film à l’époque des travaux hybrides de Gaudí ne semble bien sûr pas innocent) ; les décors animés prennent alors une certaine forme de cohérence, finalement pas si éloignés des distorsions constituées d’ombres et de lumières des grands décors du cinéma expressionniste, projetant sur l’espace tout autant l’état d’esprit du personnage et/ou celui du monde perturbé dans lequel il survit. De même que les éclats chromatiques rouges, de façon certainement trop caricaturale, évoquent l’omniprésence d’un mal littéralement infernal au sein d’un réel en noir et blanc qui ne ferait que le subir, contre lequel on ne peut rien, qu’on ne peut combattre sans y laisser des plumes.
De ce point de vue, Les Mystères de Barcelone met en avant son pessimisme dépressif, s’en repaissant parfois de façon un peu complaisante jusqu’à un final couleur de plomb dont le manque de lumière n’est pas sans facilités. Il s’avère cependant que Lluis Danès parvient peu à peu à dépasser son petit dispositif de départ pour dresser les portraits antagonistes d’un pouvoir écrasant et d’une volonté candide de le déstabiliser, affrontement ne pouvant fatalement aboutir qu’au malheur le plus achevé. Derrière les allures ludiques de la mise en scène se trouve donc une œuvre marchant sur le rebord du nihilisme, parfois affaiblie par de regrettables scories mais ayant pour elle cette capacité à creuser le sillon de sa noirceur avec une obstination discutable mais qui force aussi le respect.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).
Michel
Pour avoir habité à Barcelone pendant quelques années, je dois reconnaître avoir été époustouflé par la qualité des décors de cette si jolie ville ! Rager Casamajor est magistral dans ce film, je le recommande vivement !