Luca Guadagnino nous fait l’effet d’un créateur de haute couture. Grand styliste assumé, formaliste pointilleux, il présente à intervalles réguliers sa nouvelle collection. S’il semble préférer remettre son titre en jeu, à l’idée de réellement creuser de films en films une veine thématique ou esthétique, cette approche du quitte ou double nourrit curiosité et excitation à chacune de ses sorties. Conforté par la cote élevée dont il jouit dans l’industrie depuis le plébiscite de Call me by your name, il a l’immense mérite de se montrer aventureux. Moins d’un an après Challengers, il retrouve le scénariste Justin Kuritzkes et porte à l’écran un vieux rêve : adapter Queer de William S. Burroughs. Un désir qui aura mis plus d’une trentaine d’années à se concrétiser. Coïncidence troublante, c’est également peu ou prou le temps qui sépare la rédaction du roman autobiographique (1952) de sa publication tardive (1985) et en l’état inachevée. Deuxième ouvrage de l’écrivain, il fut initialement pensé en tant que prolongement de son prédécesseur Junky. Burroughs y convoquait de nouveau la figure de William Lee, son alter ego littéraire, pour raconter son errance mexicaine et sa quête d’une substance hallucinogène légendaire : le yagé. C’est aussi (et surtout) une œuvre évoquant frontalement et crument son homosexualité, dans une époque impréparée et intolérante. Tout sauf un détail, cet aspect a contribué à insuffler un parfum de scandale et à rebuter durablement les éditeurs potentiels. Pourtant derrière la « provocation » et sa dimension choc, se dessinait un récit épuré, sensible et délicat, proche de la mise à nu déguisée.
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© Yannis Drakoulidis
Obsédé par cette hypothétique adaptation depuis ses dix-sept ans, Luca Guadagnino en parle durant le tournage de Challengers à Justin Kuritzkes, avant de lui offrir un exemplaire. Peu après, son producteur Lorenzo Mieli parvient à obtenir les droits du livre : la chimère peut donc prendre vie. Le réalisateur et le scénariste s’entretiennent alors avec Oliver Harris, professeur de littérature américain et spécialiste de Burroughs, auteur de l’introduction qui préfigure Queer. Une démarche qui traduit une volonté de saisir l’essence d’une œuvre méconnue, mais aussi de s’assurer de ne pas en trahir le sens. Dans son entreprise, le cinéaste italien s’entoure d’une équipe de fidèles : Sayombhu Mukdeeprom (collaborateur dans un autre registre de Miguel Gomes et Apichatpong Weerasethakul) à l’image, Marco Costa au montage (il officiait déjà sur Challengers et Bones and All) Trent Reznor et Atticus Ross à la bande-originale tandis que Robin Urdang se charge de la supervision musicale (qui joue ici un rôle essentiel). Il convoque en revanche un casting inédit et hétéroclite à commencer par la présence de Daniel Craig en double de William S. Burroughs. Face à lui, dans le rôle du jeune amant, Drew Starkey, remarqué dans la série Outer Banks ainsi que Jason Schwartzman, Lesley Manville ou encore les réalisateurs David Lowery (A Ghost Story) et Lisandro Alonso (Jauja).
© Yannis Drakoulidis
On avait laissé en 2024 Luca Guadagnino dans l’ultra contemporain, filmant une jeune génération de comédiens telle une publicité pour elle-même dans une fiction érotico-sportive jouissive, tenant par aspect du Adrian Lyne 2.0 (ce qui n’est pas pour nous déplaire). En 2025, le cinéaste et son scénariste font un voyage temporel et géographique. Dans le Mexico des années 50, Lee (Daniel Craig), un Américain, mène une vie désabusée au sein d’une communauté d’expatriés. L’arrivée du jeune Allerton (Drew Starkey) va bouleverser l’existence de Lee, et faire renaître en lui des sentiments oubliés. Il est de prime abord intéressant de constater à quel point Queer s’impose par aspects comme le parfait contraire de son prédécesseur. À la chasteté malicieuse (le cinéaste savait se jouer des nouvelles règles en vigueur) et à la suggestion de Challengers, ce nouveau cru offre moiteur et plans explicites. Au scénario très construit, alimenté par des vas-et-vient temporels et une multiplicité des rebondissements, place à un récit minimaliste, chapitré et possiblement déconcertant en l’absence de connaissance du roman. Aux effets de caméras ostentatoires du film précédent, le fétichisme visuel se met au service et à l’écoute d’interprétations partiellement intériorisées. Le point commun, qui peut s’étendre à d’autres longs-métrages de Guadagnino, réside cependant dans une volonté similaire de capter l’indicible et observer la circulation du désir. La vraie différence entre ce projet et la majorité de ceux qui l’ont précédé (que l’on défend pour la plupart) réside dans l’importance manifeste que recèle son matériau pour le réalisateur. Cette dimension d’évidence plus personnelle transcende un artisanat virtuose déjà éprouvé et lui donne une nouvelle envergure.
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© Yannis Drakoulidis
Récit d’errances (psychologique, psychique, sexuelle…) peu narratif, soutenu dans une langue crue et guidée par un désespoir latent couvert par un vernis cynique, Queer devient sous la caméra de Luca Guadagnino une quête concrète et insaisissable, à la fois fidèle et libre vis-à-vis de son modèle littéraire. Le générique épuré et très esthétique voit s’enchaîner des plans fixes sur les parcelles d’un canapé aléatoirement parsemé d’accessoires (lunettes, livres, montre, cigarettes, passeports, cartes, pistolets…) et même parcouru par la présence d’un scorpion. Ces détails indiquent, en quelques images suggestives, le périple à venir du héros et certaines intentions du cinéaste. Ce nouveau long-métrage est autant une adaptation de William S. Burroughs qu’une plongée dans l’esprit de son avatar et par ricochets, une évocation indirecte de son existence. La typographie bleue, entre l’écriture manuscrite et la peinture, annonce une volonté de stylisation « sobre », où le travail à la main n’est pas dissimulé, comme si les effets étaient exhibés. La première apparition du héros, dans un champ/contre-champ dépouillé semble conforter une envie de simplicité filmique. Ce naturel étonnant et désarmant par aspects, se confronte à la reconstitution délibérément « factice » du Mexico des années 50 (au sein des studios de la Cinecitta). Le récit ancré dans une période claire et précise (historiquement et géographiquement) va se développer dans une bulle fuyant le réalisme et exacerbant ses artifices, laissant la notion de « vérité » aux interprètes. L’univers de Burroughs prend vie à travers une forme basée sur des représentations fictives ou déformées du réel (peinture, cinéma, maquette, publicité…). À l’instar des mots de l’écrivain, le réalisateur tend à contrarier la pureté de ce qu’il filme. Cette afféterie apparente soulève une dimension plus subtilement politique. Elle rend compte de la condition de privilégiés de ces Américains expatriés, qui cohabitent avec la misère locale sans jamais la regarder ou la considérer, jouissant en toute indécence et superficialité. Lors d’une séquence au son de Come as you are de Nirvana (Kurt Cobain admirait l’auteur du Festin Nu, ils ont même eu l’occasion de collaborer ensemble), cette faune mexicaine, ressemble à un banal spectacle brièvement divertissant dans l’esprit de William Lee. Tandis que des hommes jouent pour de l’argent en pleine rue, Allerton apparaît, détournant ainsi définitivement son attention. Une digression stylistique amorçant l’incident déclencheur du premier acte : un coup de foudre non réciproque, la résurgence de sentiments amoureux.
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© Yannis Drakoulidis
L’image léchée s’oppose à une atmosphère moite et sale où chacun semble se dissimuler, ou a minima cacher des choses. Qui sont ces gens ? Que font-ils ici ? Qu’est-ce qui les précède ? Que fuient-ils ? Il est moins question pour Guadagnino de se poser en illustrateur fétichiste que de prendre le contrepied esthétique des mots de Burroughs (ou s’intéresser à leur éventuelle polysémie) afin d’en saisir par voie détournée la sève pour ensuite en faire ressortir la puissance. Sans évacuer la noirceur apparente et une résignation inconsolable, le cinéaste cherche la lumière. Il essaie de percer la sensibilité de William Lee et avec elle, celle de Burroughs. La « bulle visuelle » se transforme en espace mental et sensoriel, ponctué de parenthèses poétiques soutenues par des visions inspirées et sidérantes. Notamment, la matérialisation des désirs (fantasmatiques) du héros qui s’expriment en même temps que l’impossibilité de leur concrétisation, idée graphique séduisante, émotionnellement saisissante. Le temps d’une séquence dans un cinéma, Lee et Allerton, spectateurs attentifs et immobiles regardent Orphée de Jean Cocteau, alors que le fantôme du premier caresse le second. Dans la composition du plan, l’écran de projection ressemble à un poste de télévision, jusqu’au moment où la caméra se rapproche et survole la salle pour faire corps avec l’image dans l’image. L’instant choisi n’a rien d’un hasard, il s’agit de la scène où l’un des personnages traverse un miroir pour aller rejoindre son amant. Cette référence à l’univers de Cocteau, déjà présente dans le roman, amorce ici le passage du fantasme vers la fantasmagorie. Par ailleurs, on peut noter un motif esthétique en zig-zag qui renvoie immédiatement au sol de la chambre rouge dans Twin Peaks.
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© Yannis Drakoulidis
Si l’on excepte Allerton dont la pureté jure dans le contexte, à la manière d’une présence irréelle, nous sommes loin des physiques apparemment parfaits qui ont pu marquer les esprits dans Call Me By Your Name ou Challengers. Queer observe un être déliquescent en quête d’une impossible rédemption et d’un amour salvateur. Le réalisateur porte sur lui un regard empathique, à la fois proche de ce corps abîmé qu’il filme sans ambages tout en cherchant à pénétrer son esprit malade et altéré. Il se réinvente dans la continuité. La nature de ce qui traverse sa caméra change, sa volonté de fusion avec ses personnages et son érotisme sous-jacent est intacte. La beauté qu’il révèle chez cet homme est enfouie, elle ne relève pas de l’évidence. Il peut compter dans son dessein sur une performance exceptionnelle de Daniel Craig, abandonné à son rôle avec une justesse et surtout une fragilité qu’on ne lui connaissait pas réellement. Individualité pathétique et magnifique, son interprétation efface totalement (si besoin était), l’icône d’une certaine vision de la masculinité qu’il a incarnée de 2006 à 2021 en tant que James Bond. Luca Guadagnino a évoqué au sujet de son acteur, l’une de ses premières compositions dans Love is the Devil (1998) de John Maybury, dans lequel il entretenait une relation gay SM avec le peintre Francis Bacon. Une chose est sûre, il est plus que jamais en train de bâtir une solide filmographie.
© Yannis Drakoulidis
Film concret, fantasmagorique et labyrinthique, Queer dévisse délicatement de son cadre initial pour muer et muter, au gré de ses péripéties et de ses chapitres. Le récit d’aventure sous psychotrope ouvre la voie au surréalisme, le chaos mental de son antihéros accentué par la prise répétée de substances offre alors un nouvel espace d’expression pour le cinéaste, cohérent de bout en bout avec une démarche qu’il densifie au fil des séquences. Du Mexico artificiel à une transe primitive (climax halluciné et hallucinant) en pleine jungle, Luca Guadagnino ausculte et sublime une existence hantée et torturée qu’il va délivrer au cours d’un final bouleversant. Une conclusion absente du roman d’origine qui condense les grands motifs du film pour les croiser avec des références directes à la vie de William S. Burroughs. Dans un geste d’abandon à la sobriété inattendue (mise en perspective avec le maelström d’images et de visions), évoquant autant les derniers instants de 2001 que du récent Here de Robert Zemeckis, le réalisateur s’efface face à son personnage pour le regarder une dernière fois dans les yeux. Une émotion irrépressible nous envahit tandis que tombe le générique final. Ce voyage sentimental, onirique et habité, sombre et lumineux, glauque et poétique constitue une adaptation remarquable et possiblement le meilleur film de son auteur. Il se pose tout du moins comme le plus sensible, le plus beau, le plus déchirant.
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