Passé un court moment d’hésitation où son regard guette, Manon (Louise Chevillotte) franchit le seuil de ce club de strip-tease, le nom de l’établissement « A mon seul désir » résonnant comme une invite, une adresse à elle-même. Tout est dit : jusqu’au bout, elle n’écoutera qu’elle, loin des diktats sociaux ou idéologiques qui pourrait désigner le lieu comme celui de la perdition ou du male gaze. Manon arrive un peu naïvement où plutôt vierge de ce monde – y compris d’un érotisme peu conventionnel – mais avide de comprendre, et le regard plus émerveillé qu’apeuré. Elle a confiance et fait confiance. Avec cette timidité et cette candeur qui l’incitent plutôt à se jeter dans le feu de l’action. Manon n’entre pas dans les archétypes des héroïnes agissant en réaction ou soucieuses de braver les interdits pour pimenter sa vie à travers une expérience inédite. Elle n’a rien à prouver, ne sort pas d’une relation difficile, le fait par curiosité, plaisir, excitation, décidée à suivre sa soif. Parce qu’elle en envie ! Parce qu’elle a du temps libre. Une fois les marches de l’escalier menant à la scène descendues, elle se dévêtira sans pudeur. Et deviendra Aurore. Mia (Zita Hanrot) la prend immédiatement sous son aile et entreprend de l’initier aux rouages du métier et à bien d’autres choses.

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Le magnifique titre du film – qui fait référence à la devise de La Dame à la licorne – en définit également l’essence et la portée, en annonçant toute une symbolique d’affranchissement, de libération des contraintes et des a priori. Lucie Borleteau magnifie le désir féminin, de celle qui dévoile son corps et se l’approprie. A contre-courant de l’humeur actuelle, elle assume le fait d’épouser un parcours intime plutôt que de s’assujettir à la cause militante.

Je crois à un monde où les femmes peuvent prendre tous les risques sans être punies pour cela. Je suis pour un féminisme pro-choix, polyphonique, complexe. Je n’ai pas de leçon à donner.

Elle n’entend pas s’exprimer au nom de toutes : c’est « mon seul désir » qu’elle laisse s’exprimer et non « notre seul désir ». Et par cela même touche chacun.e, individuellement. La cinéaste observe donc ses personnages évoluer, sans juger, et expulse toute morale sans pour autant plonger dans l’optimisme béat. Si le film fonctionne si bien, c’est sans doute qu’il est porté par la bienveillance, le respect, la foi en l’individu, l’amour du sexe et de l’amour. A l’instar du parcours de Manon/Aurore, la cinéaste fuit les réflexions, la nécessité de s’inscrire dans un mouvement. La vie plutôt que la théorie. Il s’agit pourtant bien de quêtes féminines intimes, d’identité, d’affirmation de son altérité. Rarement œuvre récente n’aura d’ailleurs aussi bien parlé bien de consentement : ce désir ne se soumettra ni à celui de l’autre, d’un quelconque homme dominant ni à celui d’une pensée dominante, quelle qu’elle soit.

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A mon seul désir est donc tout sauf un brulot anti viriliste dans l’air du temps. Les filles s’amusent comme des gamines à étendre leur propre champ des possibles – champ qu’elle ne connaissent pas toutes avant de s’y lancer –, improvisant, recherchant de nouvelles parades dans un appétit créatif, théâtral et cathartique. Et elles batifolent entre elles, jouent avec les situations jusqu’à l’enivrement. Manon repousse particulièrement ses propres frontières dans le choix de ne plus se mettre aucun frein, de libérer un potentiel dont elle n’a pas encore entièrement pris le contrôle. De même, la cinéaste ne désigne jamais les clients de cette boite de nuit qui viennent mater les filles et s’y exciter comme des archétypes de prédateurs ou des emblèmes. La cinéaste et sa coscénariste Clara Bourreau, se sont documentées et nourries de nombreux témoignages.

J’ai rencontré des femmes qui expérimentaient toutes sortes de choses sur scène avec de la joie. Beaucoup aiment faire les pitres, osent, repoussent les limites de la bienséance et cela fait rire les spectateurs. Par ailleurs, nous avons tourné après les confinements successifs dans l’idée que rien ne remplace le lien à l’autre. Dans ces clubs, il y a aussi une clientèle d’habitués, de gens seuls qui viennent chercher du réconfort.

De fait, on y trouve de tout, des paumés, des amusés, des habitués qui apprécient de s’immerger dans les mises en scène et y fidélisent une forme de camaraderie dans un élan presque affectif. Il y a aussi les beaufs, les dangereux mâles alpha, qui se feront vite éjecter par ces filles qui ne se laissent pas faire, qui connaissent les limites et savent rigoureusement ce qu’elles sont prêtes à accepter. Le premier client de « salon » qui considérera Aurore comme sa chose et jouira sur elle, se fera vite expulser dans un élan solidaire énergique.

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Car A mon seul désir est également une très belle œuvre sur la sororité où toutes s’écoutent, échangent, s’aident, et s’aiment quel que soit leur âge ou leur origine. Même s’il existe quelques tensions, dans l’ensemble, le club accueille un cercle amical attentif protégé. On se rappellera du très beau et un peu oublié film de Dancing at the Blue Iguana de Michael Radford qui lui aussi présentait une galerie d’héroïnes toutes plus émouvantes les unes que les autres, avec leur histoire et leur sensibilité.

On pourrait presque s’étonner de ne trouver nulle trace de sordide dans un tel lieu. Passer la porte de ce club, c’est pénétrer une autre dimension, qui fait que dès que l’on retourne à l’extérieur, le contraste du monde réel soit si fort. C’est d’ailleurs peut-être là que se situe la clé du parcours de l’héroïne, cette nécessité d’évasion : fuir le monde, l’enchanter en se révélant et en se réinventant. Créer un espace privilégié hors du temps, hors de l’époque dans cet espace de l’autre côté du miroir. Dans le superbe Go Go Tales, Ferrara puisait également la féérie dans une boite de strip-tease. Il échappait de la même manière à tout sentiment de sordide pour aboutir à une forme de conte : l’on entrait par la porte du songe dans ce monde des go-go danseuses où Willem Dafoe faisait son maître du jeu, tel un prestidigitateur. Il est possible que Lucie Borleteau s’en soit souvenue. Il y a bien ici également une maitresse de cérémonie (la géniale Laure Giappiconi) – du film lui-même d’ailleurs, puisqu’elle s’adresse aux spectatrices et spectateurs et raconte l’histoire. Personnage sublimement ambigu, elle fait figure de tentatrice et de libératrice, comme si ces deux rôles n’étaient finalement pas si contradictoires.

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A Mon seul désir fait table rase des tabous, loin des codes sociaux comme autant de panneaux de signalisation, débarrassé de tout sentiment de culpabilité, dans une spontanéité salvatrice, laissant le choix de tester absolument tout ce que nous intime le désir, du moment que nous le choisissons. A mille lieues de la condescendance bourgeoise de La Maison, le film n’élude pourtant pas la dimension sociale et politique de l’aventure, surtout lorsque Manon se voit toisée et méprisée par ses colocataires plongés dans de hautes études très respectables. Ce qui donne d’ailleurs lieu à une séquence très drôle où, pendant que les étudiants modèles cherchent à se concentrer, les copines strip-teaseuses manipulent des sex toys dans la chambre d’à côté. Le licencieux est un sport de combat. Manon n’appartient pas à une famille favorisée, n’a pas un bel appartement qui l’attend en rentrant chez elle, et la plupart de ses collègues ont une situation moins enviable qu’elle. Même lorsque la cinéaste aborde la prostitution de luxe, elle adopte un regard surprenant qui déjoue les représentations traditionnelles, comme si l’héroïne elle-même l’envisageait différemment, qu’elle en redéfinissait les codes à l’aune de son moi, que seul son regard à elle importait. La cinéaste n’en exclut pas la réalité des dangers qu’elle montre, elle ne nie pas qu’elle puisse se tromper, qu’elle risque d’y perdre des plumes et de se renier. Mais elle épouse tellement le regard de l’héroïne que nous la suivons, et que nous savons que cette nouvelle étape appartient à son aventure, à ses choix, nécessaire à sa construction.

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Le duo fusionnel formé par Mia et Manon captive et l’évolution de cette relation très intense de collègue initiatrice, amie à amante est bouleversante. Totalement extravertie, Mia (Zita Hanrot) est un peu tout le contraire de Manon. De plus en plus troublant, le spectacle de leurs mises en scène suggestives efface graduellement les frontières entre le jeu de rôle et la réalité, entre le devoir de stimuler le spectateur et une complicité, une réelle excitation et un amour naissant. Car A mon seul désir est également un vrai et beau film d’amour, de ceux qui à l’instar de Lucia et le Sexe de Julio Medem (ou plus récemment Normal People) parviennent à raconter à la fois relation amoureuse et sexe, donc à transmettre autant les émotions du cœur que celles de l’enfièvrement charnel : il faut dire que Zita Hanrot et Louise Chevillotte se jettent à corps et à cri, avec audace dans l’aventure, affichent une complicité de tous les instants et enchantent l’écran de leur présence magnétique. Il fallait une réalisatrice pour filmer tout naturellement le corps, sa sensualité, sa beauté érotique : A mon seul désir parvient à être délicieusement stimulant, par le biais d’une frontalité et d’une authenticité qui évitent tout voyeurisme. Les belles chansons de Rebeka Warrior viennent peaufiner cette atmosphère suspendue, non pas comme simple fond musical des numéros, mais pour accompagner, commenter l’intrigue même. Elles entrent en adéquation avec les humeurs des héroïnes, étrange outil poétique, parfois ludique, parfois mélancolique.

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Si l’écriture n’évite pas les maladresses, peut-être moins intéressante lorsqu’elle cherche la nécessité d’une « résolution » (le deus ex-machina Melvil Poupaud, notamment) sur la fin, la dernière séquence, générique compris, l’emporte dans la magie. La narration erre, vagabonde un peu plus vers les sentiers du rêve. Ce parcours n’est rien d’autre qu’un appel à se découvrir, une initiation au bonheur, en somme. Ode hédoniste à la libération du désir, A mon seul désir, exalte ce même Art de la joie qu’exprimait Goliarda Sapienza dans son roman éponyme. Combien de films, actuellement, lorsqu’ils approchent le corps et le sexe, peuvent se vanter de nous procurer gaieté et allégresse ? Feel good movie enivrant et charnel, A mon seul désir laisse dans un tel état euphorique que l’on retrouve la lumière du jour comme au sortir d’un songe.

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