« Earwig », s’il se traduit littéralement par « perce-oreille », fait aussi référence à l’acte d’écouter secrètement aux portes. Une quête de vérité, dans ce troisième long métrage de Lucile Hadzihalilovic, qui s’exprime dans une valse entre mystère et silence. Après nous avoir embarqué à bord d’un voyage dans deux univers parallèles, d’abord, au château isolé d’Innocence en 2005, où vit toute une communauté de petites filles, puis sur cette île d’Evolution en 2015, peuplée d’une colonie masculine en autarcie, la réalisatrice a cette fois-ci décidé de réduire son effectif d’enfants à un unique personnage : Mia, petite fille maintenue recluse dans une maison et gardée par son précepteur, Albert Scellinc. Plus rien, ou presque, ne subsiste de l’immense parc verdoyant d’Innocence, ou des couleurs abyssales du paysage maritime d’Evolution. Earwig convoque un imaginaire noyé dans l’obscurité et la noirceur. C’est au pays des ombres que Lucile Hadzihalilovic choisit de déployer son intrigue, à la complexité parfois déroutante, voire hermétique, mais dont la cohérence et la beauté de ses images attirent le spectateur dans un abîme de fascination. Dans ce conte fantastique, la photographie reluit d’un éclat profondément mélancolique, où la caresse de rayons de lumière chaude dessine les contours des ombres se découpant dans le noir. Chaque plan se révèle à la manière d’un tableau, empreint de ténébrisme : on pense souvent au Caravage, dont la palette en tons rougeoyants sur fond sombre, en clair-obscur, se décalque dans l’esthétique d’Earwig. D’abord en huis-clos, on se croirait dans une maison de poupées, dans l’infiniment petit, tant le réel semble trop tangible, trop immobile et trop noir, pour être vrai : les deux uniques personnages habitant cette maison, au visage souvent figé dans une sorte de torpeur, paraissent comme des poupées de cire, dans cette pièce dont la précision des bruits (bourdonnements électriques, portes de placards qui claquent, grésillement des ampoules) et les volets clos ne sont pas sans rappeler l’appartement  de la ville industrielle dans le Eraserhead de David Lynch (1977).

petite fille qui porte un appareil autour de la mâchoire visant à lui reconstituer sa dentition de glace

Copyright Ant Worlds Petit Film/FraKas Productions/The British Film Institute Channel Four Television Corporation

Le film joue d’un travail poétique sur les jeux de scintillements et de reflets, en particulier grâce à l’omniprésence du verre, traité comme un matériau faisant partie intégrante de la pellicule : d’abord visuellement, comme un flacon de lumière, créant une lueur mélancolique, puis musicalement, lorsque le doigt glisse le long du buvant d’un verre, faisant sonner son cristal. Le verre, en tant que matériau et en tant qu’object, vecteur de plusieurs pans de sensorialité, crée aussi un prisme faisant passer d’un monde à un autre : le film se ponctue de plusieurs séquences hypnotiques, en apesanteur, où le regard du protagoniste se perd dans les infinis jeux de reflet miroitants, aux ondes chatoyantes de lumière rouge-orangée, dansant sous la musique de l’ondiste Augustin Viard —dont la succession lente de notes, habitées de mystère et de gravité, succèdent naturellement au son cristallin du doigt jouant le verre.

Earwig procède comme une marche funèbre, où le regard pénètre peu à peu en les tréfonds d’une image ténébreuse et énigmatique, qui invite à un voyage de l’autre côté du tableau, ou du miroir : en tout cas, il s’agit de transpercer le parergon. Entre ces yeux qui scrutent le tableau d’un château dans la nuit, où transparaît la lueur rouge provenant d’une fenêtre, ces verres, exposés derrière une vitrine, dont l’un se brise en éclats lorsque Mia le fait tomber, ou cet autre verre qui sert de conducteur sonore à Albert au travers d’une porte pour épier la petite fille, le film initie son spectateur au long d’une sombre traversée, dans le rite du passage de l’enfance à l’âge adulte.

Albert Scellinc au téléphone dans une sombre cage d'escalier éclairée d'une lanterne

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Earwig regorge de symboles psychanalytiques et ambivalents, comme cette prédominance du verre et du cristal qui se voit être aussi solide que fragile, et aussi révélateur que trompeur. En cela, la réalisatrice témoigne d’une réflexion complexe, mais aussi parfois insondable, grâce à une myriade de possibilités interprétatives : qui est vraiment Albert Scellinc ? Pourquoi est-il chargé de la mission de reconstituer, chaque jour, la dentition de la petite fille ? Les personnages sont-ils réels ? Ou sont-ils des représentations temporelles d’un cheminement d’une seule et même conscience ? Autant de questions qui fondent et se confondent en un traitement chronologique et narratif singulier, reposant sur un dialogue constant entre le dedans et le dehors, et le passé et le présent. Pour autant, même en dehors de la maison filmée en huis-clos durant la première partie du film, les espaces sont nocturnes, vides et envahis par la pluie ou le brouillard, comme pour maintenir le spectateur dans une vignette onirique, teintée d’une angoisse et d’une mélancolie puissante. Mia, attablée seule, qui mange et boit selon un rythme précis (une bouchée, une gorgée), sous la surveillance d’Albert, fabrique méticuleusement des objets en papier journal, caresse du doigt la texture de la peinture du tableau, manipule des jouets, assise sur une marche d’escalier…autant de fragments de poésie qui installent progressivement un rite, et préparent un voyage —dans plus de sens du terme qu’il n’y paraît.

Albert Scellinc, l'air paniqué dans une lumière blanche d'un parc

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S’il y a bien ici l’idée d’un départ à venir, comme le prononce l’interlocuteur d’Albert au téléphone : « Vous devez préparer la petite fille à partir. —A partir ? », le voyage se fait aussi de façon plus fantasmagorique, à travers ce tableau si souvent examiné des regards et effleurés du doigt, ou encore lorsque Mia, lors d’une sortie, plonge la tête la première dans un lac après y avoir contemplé son reflet. Mais comme en témoignent le ton interloqué d’Albert suite à l’appel téléphonique, la contemplation hésitante du tableau, sous les intermittences lumineuses d’une flamme de briquet dans la pénombre, ou encore la réflexion, comme reflet et retour de pensée, de Mia penché au-dessus du lac, le voyage dans un autre monde semble source de grande appréhension, car inéluctablement synonyme de perte, d’oubli, de déchirure et de défiguration. D’ailleurs, le rite du passage à l’âge adulte s’exprime par des allusions aux contes traditionnels et autres emblèmes romanesques—comme lorsque la petite fille se pare d’un manteau rouge auquel il ne manque que le petit chaperon. Ou lorsque, filmés en contre-plongée, des personnages gravissent les marches d’un escalier, dessinant sur le mur des ombres inquiétantes, rappelant un certain Nosferatu. Plus qu’une traversée d’un autre côté, Earwig interroge aussi en filigrane la notion d’immortalité : d’abord, par sa temporalité et sa chronologie volontairement déformée, en dehors de toute linéarité, où le tic-tac régulier de l’horloge vient détoner avec l’omniprésence énigmatique de la mémoire enfantine d’Albert, dont les souvenirs n’ont de cesse de composer une partition de musique et de lumière. Ce thème de l’immortalité se dépeint également par la symbolique de cette dentition de glace qui fond chaque nuit et doit être refossilisée dans la mâchoire de la petite fille. En effet, la dent, figure de vitalité, devient ici objet condamné, caduc et éphémère. Dans le film de Lucile Hadzihalilovic, le rapport à la vie et au devenir semble tourné vers le funeste, faisant du passage du temps une tension incessante entre la défiguration et la transformation : ainsi, lorsque le personnage de Céleste, dont le lien avec Albert demeure teinté de mystère, subit un traumatisme facial, la laissant balafrée d’une cicatrice démesurée, c’est à ce moment-là que s’entremêlent des scènes parallèles de souvenirs diffus.

Mia se trouvant face au tableau, agenouillée

Copyright Ant Worlds Petit Film/FraKas Productions/The British Film Institute Channel Four Television Corporation

Earwig donne à vivre une traversée cinématographique dans l’image et ses ténèbres les plus obscures. Entre déambulations nocturnes de l’enfant perdu dans un couloir éclairé de lanternes, le détail d’un landau apparaissant subrepticement sur le tableau, en haut de l’escalier du perron du château, à la lueur d’une flamme —allusion certaine au Cuirassé Potemkine (1925), ou encore, ce voyage en train dont les rails s’enfoncent dans un brouillard infini, avec une lenteur hypnotique et d’une mélancolie bouleversante, faisant penser à une traversée du Styx. Autant de réminiscences qui habitent Earwig et en font une expérience presque élégiaque. Derrière l’apparente austérité qui se dégage de l’atmosphère du film, se dissimule en réalité une poétique plus flamboyante, propre à bercer son spectateur, au milieu des miroitements de lumières et des jeux de reflets musicaux —tout en synesthésie.

Un homme et une femme dans une forêt d'hiver dans la brume

Copyright Ant Worlds Petit Film/FraKas Productions/The British Film Institute Channel Four Television Corporation

La réalisatrice use aussi de la mutilation des corps et la dégénérescence du temps un peu comme un appel à la mort, à l’instar de la vanité en peinture. Mort de l’image, mort de l’organe, mort du matériau, de l’objet, mort du temps —s’inscrivant dans cette réflexion autour de l’immortalité, le film, dont les ténèbres s’emparent du regard, est hanté par le cinéma de David Lynch. D’abord, par cette typographie très proche de celle de « Twin Peaks » (1990), au générique du début, lorsque s’affiche le titre « Earwig », suivie de près, comme un clin d’œil malicieux, de cette oreille en gros plan, rappelant immédiatement celle de Blue Velvet (1986). On pense aussi à cette scène dans un bar, où un étrange personnage vient aborder Albert, lui affirmant : « Nous nous sommes déjà rencontrés, j’en suis sûr », avant de deviner que Mia, censée dormir dans son lit, vient de se réveiller. Et c’est vrai. Ces éléments viennent rappeler le mystérieux messager de Lost Highway (1997), et le motif télépathique à l’œuvre —que l’on retrouve avec une plus grande portée encore dans une autre séquence. Si Earwig procède avec un hermétisme pourtant aussi glaçant que bouleversant, c’est aussi par sa manière de filmer les visages : comme de véritables paysages. Figés dans la pénombre, les yeux fixes et sidérés, la peau ridée qui ondule sous les expressions faciales, la pupille qui se dilate et se contracte aux intermittences de lumière, les balafres aux sinuosités montagneuses…Autant de plans qui renvoient à l’idée de l’image-affection dont parle Gilles Deleuze dans L’image-mouvement : le visage en gros plan, ici, pose une « conception fantomatique de l’affect », en ce qu’il a été dépossédé de sa triple fonction (individuant, socialisant, et communicant). C’est en cela que le visage, dans le film de Lucile Hadzihalilovic, se lit de la même manière que l’on parcourrait un paysage, ou un tableau, du regard.

Silhouette d'Albert de profil dans un couloir sombre éclairé d'une lanterne

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La réalisatrice nous livre un objet filmique au relief saisissant, parfois et même toujours hypnotisant, grâce à sa structure quelque part entre un ruban de Möbius et une arborescence scénique. Par ce générique, qui semble se dérouler comme un parchemin du début à la fin, se dépliant en plusieurs dimensions, cette constellation de scènes parallèles —où l’on retrouve souvenirs communs, brouillard entre passé et présent, passé qui hante et désagrège, éléments télépathiques—, le film répond à une symétrie multidimensionnelle, magistralement construite. Dans un film où il fait constamment nuit, on ne peut que s’émerveiller de sa scène finale, où le jour semble se lever et le ciel se teinter d’une couleur nouvelle. Earwig poursuit la lignée du conte fantastique teinté d’onirisme et hanté par les traumatismes d’enfants, déjà présent dans Innocence et Evolution, dans une forme nouvelle et une image particulièrement abouties. On en ressort en suspens, comme si l’on avait achevé un long et profond voyage psychique.

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A propos de Eléonore VIGIER

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