« Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé parfois descend ».Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre
Dès les premiers plans sublimes d’Évolution, la magie opère et le film nous happe dans une mystérieuse féérie sous-marine qui reste longtemps imprimée sur la rétine. Médusé, le spectateur découvre les rayons du soleil qui, pénétrant l’océan, révèlent de microscopiques organismes marins et font chatoyer ici et là coraux, algues ou anémones, tandis que des poissons aux reflets d’argent dansent un ballet capricieux. Des algues rouges ploient lentement au gré des courants, au rythme d’une mélopée lancinante. Apparaît alors, en contre-plongée, le corps d’un enfant qui semble nager à la surface et tout, depuis ses mouvements fluides et souples jusqu’à la couleur de son maillot de bain, contribue à l’intégrer harmonieusement à cet univers océanique. Rarement on aura vu une ouverture de film si spectaculaire et hypnotique et si propre à immerger le spectateur dans un monde envoûtant.
Assistée d’Alanté Kavaïté au scénario, Lucile Hadžihalilovic confie s’être inspirée de ses souvenirs d’enfance pour écrire son dernier film. Son héros, Nicolas, vit seul avec sa mère dans un petit village au bord de l’océan, à l’écart du monde. Inquiété par la disparition d’enfants autour de lui et par l’acharnement de sa mère à lui faire prendre un mystérieux traitement, le garçon de onze ans commence à devenir méfiant et à s’interroger. Un épisode d’appendicite vécu par la réalisatrice alors qu’elle était enfant ainsi que la réminiscence des paysages désolés des bords de mer du Maroc sont venus alimenter la trame d’Évolution. Mais si Lucile Hadžihalilovic envisage son film comme une œuvre personnelle, elle parvient à fondre adroitement ce matériau autobiographique dans le film de genre et à le tenir ainsi à une distance idéale. Férue de S.F. et de littérature fantastique, la cinéaste cite pêle-mêle dans ses influences les récits de Lovecraft, H.G. Wells ou de Philip K. Dick ainsi que le le Serrador de Who can kill a child ? (Les Révoltés de l’an 2000) et Los Bulbos . Dans Évolution, Lucile Hadžihalilovic redéfinit les contours du fantastique : procédant par glissements, elle crée un climat d’inquiétante étrangeté, exagère le réel pour le transformer, et reste dans le domaine de la frontière, celle qui égare, sans que l’on puisse situer le monde dans lequel on se trouve. Son film flirte aussi avec le cinéma d’horreur, d’Eraserhead à Rosemary’s baby et l’intrigue, tout comme la manière dont est cadrée la mère de Nicolas, dont on voit rarement le haut du crâne de sorte qu’elle semble chauve, rappellent indéniablement Alien.
Mais si toutes ces influences nourrissent le film en profondeur, Évolution brille pourtant d’un éclat singulier : alchimiste de génie, Lucile Hadžihalilovic parvient à amalgamer tous ces éléments pour faire advenir une œuvre précieuse, encore inouïe, qui relève tout à la fois du cinéma d’horreur, du conte de fées et de la robinsonnade. Évolution se présente comme un récit fragmentaire et énigmatique et peut dérouter au premier abord. Ce relatif hermétisme explique certainement le temps mis à produire le film de la cinéaste, qui a eu la chance de finalement trouver en Sylvie Pialat une alliée et un soutien hors-pair. Et le spectateur de s’interroger : pourquoi cette île n’abrite-t-elle que des enfants mâles et leurs mères ? Comment expliquer la gravité qui se lit sur le visage de ces jeunes garçons ? Pourquoi les mères de l’île disparaissent-elles toutes à la nuit tombée ? Les réponses à ces questions, la réalisatrice et sa coscénariste ont décidé de ne pas les divulguer pour laisser ouvert le champ des possibles, pour inviter le spectateur à participer à cette expérience cinématographique en exerçant sa liberté interprétative. Pas de linéarité narrative donc mais une unité poétique forte, une logique de l’onirique et de l’inconscient : Lucile Hadžihalilovic égrène à la manière du petit Poucet un certain nombre d’indices visuels pour construire un univers insolite mais parfaitement cohérent. Par un jeu habile d’échos et de correspondances, la réalisatrice crée des jalons, un réseau continu de signifiants que le spectateur repère sans toutefois toujours parvenir à les décrypter. Cette semi-opacité des signes, leur scintillement intermittent et erratique accompagnent le spectateur dans sa quête du sens et l’accompagnent encore longtemps une fois le film terminé. Ainsi en va-t-il de certaines scènes du début du film comme la suture barbare au fil de fer de la main de Nicolas, porteuse d’une violence à venir bien plus atroce. De même, à l’annonce de la mort d’un petit garçon, trois de ses camarades se mettent à enterrer un mollusque dans une cérémonie enfantine et solennelle. Cette circulation poétique des signes n’est jamais mieux illustrée que quand Nicolas lapide férocement une étoile de mer rouge vif avant de saigner du nez. L’équivalence entre le microcosme et le macrocosme est omniprésente et trouve un écho dans la représentation concomitante de la mer et la mère, du ventre et des fonds marins, ce que laisse du reste entendre l‘affiche du film.
Par bien des aspects, Évolution constitue le pendant d’Innocence, dernier long-métrage de Lucile Hadžihalilovic et bien que la cinéaste ne les ait pas conçus ainsi, on pourrait envisager les deux films comme les panneaux d’un même diptyque. Alors qu’Innocence mettait en scène un monde exclusivement féminin et tournait autour de petites filles, « vilaines petites chenilles » appelées à devenir de gracieux papillons, Évolution propose une dystopie où de petits garçons font l’objet d’expérimentations étranges dans un hôpital dirigé par d’inflexibles doctoresses. La dimension carcérale est inscrite dans les deux films, qui s’apparentent à des récits d’apprentissage à la tonalité cauchemardesque. D’un film à l’autre, l’eau jaillit, suinte, coule. Dans Évolution, l’eau filtre des murs, des gouttes tombent, l’hôpital est inondé et semble symboliser une forme de menace. Le salut de Nicolas viendra cependant de la mer au moment où le héros recevra l’aide de Stella, jeune infirmière douce et empathique.
La magnifique photographie de Manu Dacosse inscrit Évolution parmi les plus beaux films français de ces dernières années. Le film déploie une palette unique et, avec une grande économie de moyens, parvient à créer un univers beau et triste, à la fois diablement cinématographique et prodigieusement pictural. Les contrastes de couleurs dans les scènes de nuit évoquent les tableaux du Caravage, en particulier lorsque les femmes de l’île se rendent au bord de la mer à la tombée du jour avec leurs lampes-tempêtes, pour se livrer à un rituel troublant. Dans un des plans les plus remarquables du film, le personnage de Stella – qui tient tout à la fois de la sirène et de la fée Mélusine – se tient à contre-jour près du jeune héros, tous deux regardant la mer éclairés par l’astre lunaire : comment ne pas penser ici à un tableau de Caspar David Friedrich ? Ainsi le personnage de Stella rappelle par la délicatesse de son teint et la rousseur de sa chevelure la douceur d’une vierge flamande, vierge qu’elle incarne dans un des plans de la fin du film où, pietà, elle transporte l’enfant inconscient dans ses bras sur un fond où se mêlent le blanc, le noir et l’or.
Par sa splendeur minimaliste, par ses accents lynchiens, Évolution marque la naissance d’un cinéma poétique et incarné. Souhaitons-lui longue vie.
Évolution sort mercredi 16 mars dans deux salles à Paris : au MK2 Beaubourg et au Publicis Cinéma
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