D’abord le son. « Lara » est murmuré plusieurs fois par une voix d’enfant. Puis Lara apparaît couchée dans son lit, avec son petit frère qui souhaite la réveiller, tout deux baignés de l’éclatante luminosité du matin et d’une musique enveloppante. Ils jouent, rient ensemble. Une complicité frère-sœur. Viennent les assouplissements, les étirements – sur son matelas et ensuite au mur de sa chambre -, rituels de jeune fille qui souhaite devenir danseuse étoile. Complicité aussi avec son père, qui, surpris de constater que sa fille a les oreilles percées, n’aura comme unique et simple réponse « je voulais des trous, je les ai faits », calme conclusion de cet échange matinal, dans la salle de bains. Cette ouverture permet au réalisateur de dépeindre son héroïne avec simplicité : elle est rigoureuse, déterminée, grandit au sein d’une famille bienveillante. Elle a aussi la chance de voir ses espoirs se concrétiser en étant prise à l’essai huit semaines au sein de la plus prestigieuse école de danse. Dans cette vie joyeuse et enthousiasmante, un entretien vient nous bousculer.
Lara est née garçon et elle va bientôt commencer son traitement hormonal avant de se faire opérer. Le regard des autres sur cette fille, l’acceptation de ce changement de genre par la société, n’est pas l’enjeu de ce premier long-métrage – ce serait du déjà vu. Si, pour sa famille, les gens qu’elle croise ou côtoie, et pour nous spectateurs, Lara est une adolescente de quinze ans, elle ne se voit pas ainsi, ne se sent pas « fille », comme le souligne le titre du film. Ne pas cacher sa transition aux professeurs, aux élèves et aux maîtres de danse permet au réalisateur Lukas Dhont d’éviter un secret anxiogène, pour ne suivre que Lara (Victor Polster) en lutte avec elle-même, avec son propre corps qu’elle ne reconnaît pas et qui l’entrave dans ses deux désirs : l’exigence artistique nécessaire pour intégrer définitivement l’école risque de retarder l’opération, par affaiblissement de ce corps d’une personne qui doit s’entraîner davantage que les autres filles de la classe. Être danseuse ou être opérée ? Choisir l’un compromet l’autre.
Après un casting de cinq cents candidats (garçons, filles, transsexuelles), le danseur Victor Polster a été retenu pour interpréter Lara. Que ce soit durant les entraînements individuels ou en classe où le corps est poussé dans ses derniers retranchements jusqu’à l’épuisement et à la meurtrissure par des heures de pratique sur pointes, ou dans les scènes sans dialogue, Victor Polster endosse magnifiquement son premier rôle de comédien et porte littéralement le film. La caméra de Frank van den Eeden le suit toujours au plus près, – semblable au travail des Frères Dardenne sur Rosetta -, même durant les chorégraphies de groupe de Sidi Larbi Cherkaoui. Au milieu des autres danseuses en justaucorps bleu identiques, effectuant les mêmes mouvements à la perfection, la silhouette de Lara se détache malgré tout. Ce corps que la danse exige toujours en mouvement s’oppose au corps physique dont l’aspect ne change pas assez vite. Ce corps étranger, en mutation, graduellement oppressant rappelle les thématiques de David Cronenberg.
Le jeu de Victor Polster, avec ses regards et ses silences, et la mise en scène utilisant différentes couleurs dominantes ou l’irruption du silence mettent au jour le mal-être de Lara derrière ses sourires rassurants. Sans dialogues téléphonés psychanalysants, ni projection de ses rêves ou des ses cauchemars, sa détresse est palpable. La finesse de l’écriture de ce rôle se retrouve aussi dans celui du père, incarné tout en justesse par Arieh Worthalter : malgré son entière bienveillance envers sa fille, qu’il accompagne au mieux à chaque étape, la solitude submerge Lara.
Comme l’avait aussi réussi Christian Sonderegger avec son documentaire Coby en début d’année, Lukas Dhont évite de réduire son projet à un débat sociétal et filme l’intime avec une grande pudeur. Le cinéaste nous offre le portait d’un mémorable personnage de cinéma qu’incarne son admirable jeune comédien. Âpre et délicat, viscéral et à fleur de peau, Girl nous plonge au cœur de l’émancipation et de la solitude d’une adolescente. Ce premier long-métrage est une merveille.
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Lire dans le dossier « Le cinéma en question » l’entretien avec Franck Finance-Madureira, président-fondateur de la Queer Palm du Festival de Cannes : le cinéma LGBT+, par Carine Trenteun
Présenté au FESTIVAL DE CANNES 2018, Girl a reçu quatre distinctions : Caméra d’Or, Prix d’interprétation – Un Certain Regard pour Victor Polster, Prix FIPRESCI de la Critique Internationale et la Queer Palm.
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