Quelles raisons peuvent pousser une jeune cinéaste à vouloir adapter Madame Bovary à l’écran en 2015 ? A ajouter son nom à la liste d’illustres réalisateurs comme Jean Renoir ou Vincente Minnelli qui ont revisité pour le cinéma le chef-d’œuvre de Flaubert ? A se prêter au jeu de l’adaptation littéraire là où même Claude Chabrol s’est cassé les dents ? Consciente de l’extraordinaire présomption de ce projet, Sophie Barthes a longuement tergiversé avant d’accepter d’en relever le défi. Si le résultat n’est pas sans charme, avec notamment quelques réussites visuelles, l’ensemble reste cependant un peu anodin. Madame Bovary est un film de belle facture dont le classicisme escamote malheureusement la modernité et la férocité de l’œuvre originelle.

mia au miroir

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            Dans son adaptation du grand roman flaubertien, Sophie Barthes  a voulu rester plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre en remodelant notamment l’intrigue et en prenant des libertés avec les personnages. Cette émancipation salutaire a permis à la réalisatrice de s’éloigner d’une adaptation trop servile de l’œuvre et insuffle au film un rythme et une dynamique dont le Madame Bovary de Chabrol manquait par moments. Le film s’ouvre de manière surprenante sur la catastrophe finale, avant d’opérer un flashback et de retracer le parcours du personnage, infléchissant ainsi le film vers la tragédie. C’est avec pertinence que Sophie Barthes a concentré plusieurs épisodes romanesques, fait disparaître ou fusionner quelques-uns des personnages, allégé le récit de certaines péripéties secondaires. Ainsi, le marquis d’Andervilliers et le hobereau Rodolphe Boulanger ne forment plus qu’une seule et même personne, réunissant toutes les qualités à même de séduire Emma. De même, la scène de bal chez le marquis d’Andervilliers et les sorties à cheval aux côtés de Rodolphe sont adroitement transformées en partie de chasse au château de la Vaubyessard. Comme dans le roman de Flaubert, où Charles ne dansait pas, il est ici exclu de ce loisir aristocratique et mondain, préférant les délices inoffensifs du buffet aux joies de la chasse à courre, et laissant ainsi sa femme, proie inconsciente, entre les mains expertes du marquis. Si l’auteur de Madame Bovary file la métaphore bovine pour mettre en lumière la passivité animale de Charles tout au long du roman, c’est ici le cerf qui figure indirectement le mari trompé. Enfin, alors que M. Lheureux, « marchand d’étoffes et de nouveautés » et usurier, n’apparaissait que dans le dernier tiers de l’œuvre, il devient chez Sophie Barthes un personnage de premier plan, prédateur d’un autre genre, prêt à fondre sur sa victime le moment venu. Ainsi, la condensation dramatique de l’intrigue et le resserrement sur quelques personnages-clés confèrent au film une certaine efficacité.

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            Pour celles et ceux qui ont encore en mémoire l’interprétation d’Isabelle Huppert dans le film de Chabrol, le choix de Mia Wasikowska pour incarner le personnage éponyme peut à première vue surprendre. La partition de la jeune actrice est sobre, loin des soupirs agacés ou des accès de tendresse passionnée de la muse chabrolienne. On aurait pu attendre de la talentueuse Mia Wasikowska un jeu plus incarné, plus convaincant peut-être, mais sa grâce juvénile et son air presque enfantin jettent un éclairage intéressant sur le personnage de Madame Bovary tout en en proposant une nouvelle lecture. L’Emma de Sophie Barthes est encore une femme-enfant, une jeune femme qui refuse de grandir et qui n’a pas quitté l’univers chimérique des romans de son adolescence. Flaubert ne condamnait pas seulement son héroïne mais la société dans son ensemble, toutefois, il faisait malgré tout d’Emma une petite bourgeoise aux désirs exacerbés par ses lectures romantiques, une femme « de fausse poésie et de faux sentiments »[1]. Sophie Barthes, elle, semble plus tendre dans le traitement de son personnage, montrant qu’il est certes victime de ses projections romanesques, mais aussi de sa jeunesse et de son innocence. C’est peut-être la raison pour laquelle la réalisatrice s’est concentrée sur les premières années de mariage d’Emma, faisant disparaître l’épisode de la maternité et éliminant le personnage de la petite Berthe. D’où, aussi, l’impression, par moments, de baigner dans un univers de conte, reflet de l’ingénuité et du sentimentalisme de l’héroïne. Certains éléments de la mise en scène concourent à cette impression : la deuxième séquence du film montre Emma au couvent, se livrant à des exercices de gymnastique, entourée de ses camarades, dans un jardin. Les jardins du couvent sont ici filmés comme un espace clos, protecteur et rassurant, même si les jeunes filles y sont soumises à une certaine discipline. La chorégraphie exécutée par les pensionnaires nous invite à envisager celles-ci comme de fragiles marionnettes et met en évidence leur absence de libre-arbitre tout comme leur bienheureuse ignorance. Plus tard, à l’occasion du mariage de sa fille, Monsieur Rouault souhaite lui laisser un souvenir de sa mère défunte : il s’agit d’un petit coffret qui contient de minuscules couverts en ivoire. L’objet est si petit qu’il pourrait faire partie d’une dînette : l’entrée dans l’âge adulte symbolisée par la noce est paradoxalement contredite par cet objet qui rappelle l’univers de l’enfance. Du reste, une fois mariée, Emma s’attache à décorer son intérieur comme s’il s’agissait d’une maison de poupée.

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            La photographie du film, est superbe, à l’image de cette scène d’ouverture qui voit l’héroïne émerger dans le lointain, courant sur un chemin, au beau milieu d’une forêt. Sa robe aux tons mordorés est à l’unisson avec les couleurs de la nature automnale. Le souffle de l’héroïne est audible dès la fin du générique, permettant au spectateur d’anticiper sur cette fuite désespérée. L’accord des couleurs dans cette scène suggère la disparition à venir du personnage : celui-ci se fond dans le paysage, avant de succomber aux effets du poison sur un tapis de feuilles mortes. On ne peut du reste s’empêcher de voir dans cette scène d’ouverture, intelligemment reprise à la fin du film, un hommage à Claude Chabrol qui avait filmé la fuite d’Emma dans un plan très similaire, plan choisi pour l’affiche de son film. Par ailleurs, la magnificence des costumes, et en particulier des robes d’Emma, participe pleinement de la beauté des images. Au-delà de cet aspect esthétique immédiat, la costumière a voulu faire de ces robes le signe de la métamorphose progressive d’Emma : citons seulement la robe fastueuse qu’elle revêt pour la partie de chasse, dont la coupe asymétrique fait écho à l’ébranlement  moral du personnage.

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            Si le film est inégal, Sophie Barthes excelle cependant à évoquer la monotonie de la vie d’Emma et l’ennui qui l’envahit. La réalisatrice met intelligemment en scène un quotidien oppressant et répétitif. Le tic-tac continu de l’horloge, les grincements du lit sous les coups de reins de Charles, la poussière qui recouvre petit à petit le bouquet de mariée, l’air de piano que joue Emma et qui revient comme un entêtant refrain ponctuer son quotidien morne et plat, contribuent à installer une routine insupportable. Filmés en plongée, les nombreux plans des dîners entre Emma et Charles font de ces tête-à-tête conjugaux des moments étouffants. Le film exploite aussi le motif de la femme à la fenêtre, « poste privilégié » du personnage éponyme, à la fois « englué dans [son] inertie et livré au vagabondage de [sa] pensée »[2]. La petite araignée surprise par la caméra, clin-d’œil pictural au genre des vanités, rappelle également le texte flaubertien, qui faisait de l’insecte l’emblème de l’abattement mélancolique de l’héroïne : « … l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur »[3]. Mais l’araignée qui file patiemment sa toile n’est autre que Lheureux, être machiavélique qui, sous des dehors inoffensifs, prend petit à petit Emma au piège de la dette et précipite sa fin. L’interprétation de Rhys Ifan est d’ailleurs remarquable en ce qu’il parvient à inquiéter malgré son obséquiosité et sa familiarité. En conférant plus de poids à ce personnage, en en faisant une figure paternelle et une incarnation du tentateur, Sophie Barthes met en lumière la modernité de Madame Bovary : la consommation vient assouvir les frustrations de l’héroïne qui remplit sa maison pour combler un vide existentiel. La consommation matérielle vient alors compenser le désir amoureux insatisfait.

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            En dépit de la beauté de cet univers plastique et de ces trouvailles dans la mise en scène, le film de Sophie Barthes peine à dépasser le niveau de l’anecdote et ne constitue en cela qu’une adaptation de plus du chef-d’œuvre de Flaubert. L’adaptation de Chabrol, très imparfaite, avait le mérite à travers l’utilisation de la voix off et la fidélité aux dialogues, de nous faire entendre la langue de Flaubert. Or ici, la réalisatrice ne parvient ni à restituer l’ironie flaubertienne  ni à rendre la distance sarcastique du narrateur à l’écran, et passe ainsi à côté de l’intérêt majeur de l’œuvre. L’histoire se résume dès lors à celle d’un banal adultère puisqu’elle n’est plus transfigurée par la forme. Cette perte dommageable est notamment manifeste dans le choix de faire d’Homais un personnage plus effacé, alors même qu’il constituait le grand vainqueur du récit, personnification de la bêtise et de la ruse. Tout se passe comme si la vision un peu trop romantique qui est celle d’Emma contaminait le film, comme si la réalisatrice était un peu trop dans l’empathie avec son sujet et son personnage. Or le roman fait justement alterner les scènes pathétiques et des moments beaucoup plus cyniques. Ainsi, l’agonie d’Emma, terrifiante dans le roman, est ici euphémisée. De même, la séquence dans laquelle les villageois, flambeaux à la main, se mettent à la recherche d’Emma à la nuit tombée, et sur laquelle se clôt le film, semble relever de la grammaire romantique. Pour finir, le fait de remplacer la figure récurrente de l’aveugle et sa chanson grivoise, tout à la fois cruelle et grotesque, par trois vieilles femmes mutiques portant des fagots de bois, infléchit le film vers le conte ou la tragédie. Alors que Flaubert se tournait vers l’insignifiant et le laid pour écrire une œuvre résolument moderne, Sophie Barthes propose un film élégant mais académique, sans grande originalité. Espérons que cette nouvelle adaptation, qui témoigne de l’immense fascination qu’exerce encore Madame Bovary sur les esprits, donnera du moins envie au spectateur de se replonger dans le prodigieux roman de Flaubert.

[1] Lettre à Louise Colet du 30 mars 1857

[2] Jean Rousset, Forme et signification

[3] Flaubert, Madame Bovary, première partie, chapitre 7

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