Qui dit immigration, dit transition, mouvement, déplacement des corps d’un point A à un point B. Récemment, Matteo Garrone l’a piteusement mis en scène (dans Moi, Capitaine) en romantisant le voyage migratoire de deux jeunes sénégalais pour l’Italie dans un road trip nauséeux reprenant les théories d’extrême-droite comme quoi la jeunesse africaine immigre pour l’argent et l’appât de la gloire (dans le film, la réussite dans le rap) en oblitérant l’unique et réelle raison, leur propre survie. Il y a dans ce film la conceptualisation de l’immigration par le voyage migratoire. Mahdi Fleifel (dont c’est le premier long-métrage de fiction après son documentaire sur un camp de réfugiés libanais A world not ours) en fait avec Vers un pays inconnu son parfait antagoniste, un film immobile, enchainé à sa destinée, un film presque mort-né où les corps seront enfermés dans une prison invisible (la ville d’Athènes), « vers » ce pays inconnu en illusion d’optique d’un départ éternellement repoussé. Et c’est ce qui en fait sa beauté tragique, les corps de Chatila et son cousin Reda sont accaparés par le faux espoir, des âmes torturées, condamnés à l’espérance (et ces innombrables scènes d’attente dans un parc, une ruelle, un appartement). Il y a donc chez Fleifel un désir d’intellectualisation du départ mais qui restera donc figé à son concept, jamais à sa réalisation. Pour pousser le curseur, le duo Chatila et Reda mettront en scène une fausse traversée vers l’Italie pour détrousser des immigrés syriens en les enfermant dans une salle de bain : les corps sont là bâillonnés, séquestrés, abandonnés au sort de l’immobilité. Faire d’un film migratoire un film de l’espace confiné, et du non mouvement est en soi une idée théorique et cinématographique ingénieuse, mais aussi le miroir non déformé d’une réalité : si nombreux sont les espoirs, si peu sont les réels départs (et encore moins les arrivées).
Copyright Inside Out Films
Il serait réducteur de placer Vers un pays inconnu sur le seul registre du film social car il regorge d’une multiplicité d’idées de mise en scène, un relent d’un Manhattan de Lumet se dégage des vapeurs de cigarettes des appartements jaunis par le temps, son travail de zoom/dézoom emporte avec lui un air de cinéma noir américain des années soixante (et ce saxophone qui résonne en musique de fond). Il y a donc chez Fleifel une recherche esthétique formelle, parfois déroutante car là encore, antinomique de son sujet lourd et contemporain. Sa forme théâtralise le propos mais sans l’édulcorer, il impose un regard de cinéaste (et non de documentariste) sur la tragédie en cours. Mais avec pudeur et sans maniérisme, il n’y a jamais d’effet de manche pervers, ou de recherche de sur-esthétisation maladroite, mais un réel désir de fusionner l’esthétisme à son sujet. Mais là encore, avec parfaite cohérence dans ce film « anti », qui ne cesse d’opposer, de confronter. Un film sur un départ qui n’arrivera pas, sur des corps en transition qui sont immobilisés, une photographie bourrée de référence américaine en vieille ville d’Athènes, des palestiniens qui devront crier « Vive la Syrie », des immigrés qui joueront le rôle de passeur, un corps (celui de Reda) qui devrait vivre, et qui se tue. Il y a là une force d’inertie, une incapacité par la contradiction permanente à modifier l’état des corps, et donc du film, piégé à son propre jeu attentiste. Et c’est ce qui en fait sa singularité, et donc, sa réussite. Un corps inerte finira inexorablement son chemin vers sa propre disparition, ici Fleifel l’image par l’auto-destruction par la drogue, Reda rechutant une ultime fois, le poison en intra-veineuse finissant par retirer toute vitalité d’un corps si jeune devenu alors une poupée léthargique, soutenue par Chatila, espérant un réveil qui ne viendra pas : les deux corps, l’un absent, l’autre vivant finiront enfin à se mouvoir, mais dans un bus pour l’hôpital, loin de l’avion pour l’Allemagne, utopie désormais condamnée.
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Film immobile et enchaîné à sa destinée de non-départ, Vers un pays inconnu accapare les corps dans un voyage qui n’arrivera jamais, et au lieu de le standardiser dans un film migratoire social, Fleifel en fait un vrai objet de cinéma, singulier et puissant.
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