Copyright Cinenovo

Qui pourra jamais oublier l’érotisme soyeux de la poitrine de Kiki de Montparnasse s’offrant, bras levés, à la caresse aérienne des reflets d’un voilage ? Ce couple troublé et troublant s’avançant vers nous comme un couple originel sortant des limbes ? Ou cette pulpeuse et gracieuse étoile de mer figurant un amour fou et perdu ? Regroupés dans une version restaurée 4K, L’Étoile de mer, Emak Bakia, Retour à la raison, Les Mystères du château du Dé signent en noir et blanc muet le manifeste dressé par Man Ray contre le réel qui, un an avant celui du surréalisme, semble illustrer à merveille l’injonction d’André Breton : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas ».

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Robert Desnos, Man Ray, Jim Jarmush, rencontre au sommet. À un siècle d’intervalle et pourtant dans une lumineuse évidence, sous son titre joyeusement provocateur ou tristement ironique, Retour à la raison nous cueille aujourd’hui avec une puissance de souffle, un génie poétique et hypnotique intacts. Réunis par Potemkine et bénéficiant d’une sortie en salle, les quatre films nés entre 1923 et 1929 composent un magnifique poème visuel et sonore, une œuvre d’art et non des moindres. Surimpressions, rayogrammes obtenus par l’application d’un objet à même le papier, montage d’images, de bouts de super 8, l’œuvre se voit souvent définie par la technique de la solarisation, sur laquelle Man Ray devait revenir dans une lettre au New Yorker : « Je ne revendique pas cette découverte, faussement appelée “solarisation”, qui consiste en l’étude appliquée de l’action de la lumière sur le bromure d’argent : elle est connue par les scientifiques depuis trente ans… »

Au commencement se trouve un poème de Robert Desnos intitulé L’Étoile de mer, lu en 1928 par Desnos à Man Ray qui « voit » immédiatement les images d’un « film sans histoire ». En quelques minutes, un homme rencontre une femme qui repart au bras d’un autre, Robert Desnos : derrière la trame minimaliste surgit un flux poétique d’images insolées qui doit tout au pionnier du dadaïsme et rien à l’industrie du cinéma, ses conventions, sa servilité au réalisme. En effet, pourquoi filmer le réel alors qu’il est si tentant de le troubler, comme une vision dans l’onde, de le faire trembler comme s’il se révélait dans un bac de développement du photographe en interposant sous l’optique un morceau de verre cathédrale ? Refus de la narration, absence de situation dans le temps et l’espace, L’Étoile de mer bouleverse, c’est-à-dire nous met littéralement sens dessus dessous. À l’écran, Kiki de Montparnasse, André de la Rivière et Robert Desnos dont c’est la seule représentation vivante. À la bande son psychédélique à souhait, Sqürl, le groupe formé par Jim Jarmush et Carter Logan dans le même désir d’« éviter la réalité à tout prix »1. Au découpage, Desnos dont on retrouvera une sorte de synopsis d’images. À la réalisation, ce technicien et magicien, poète, photographe, peintre, sculpteur, créateur de ready made et pionnier du dadaïsme, le bien nommé Man Ray, homme-lumière, de son vrai nom Emmanuel Radnitzky. Mon tout, ce film d’amour « simple et terrible comme l’adieu », rencontre fulgurante entre la pure révolte dada et l’avant-garde musicale new yorkaise.

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Emak Bakia (1926) signifie « fichez-moi la paix » en basque. Et cette injonction du réalisateur à son public, à la limite d’une élémentaire politesse, se veut le titre du cinépoème qui suit L’Étoile de mer. Ici, même la mer s’avère renversante, les poissons nous arrivent sens dessus dessous, les images très graphiques vivent selon une scansion, un rythme soulignés par la bande son, le moindre objet se fait sculpture dans l’espace, et les jambes des femmes illustrent déjà ce que Truffaut affirmera dans l’Homme qui aimait les femmes, à savoir qu’elles portent l’équilibre du monde. Le réel aurait beaucoup à apprendre de Man Ray, voilà ce que nous dit Emak Bakia, credo dadaïste se dressant contre une industrie cinématographique dominée par la narration.

Troisième opus, mais premier film réalisé par Man Ray en 1923 à son retour à Paris, Le Retour à la raison semble littéralement écrit avec la lumière, ce qui est le sens même du mot photographie. En moins de trois minutes, quatorze cinérayogrammes tirés de jeux d’épingles, punaises, sel, poivre, billes de verre et ressorts jetés sur une partie du film, insolés durant quelques minutes se voient ensuite transcendés par la célèbre scène avec la muse d’alors, Kiki de Montparnasse.

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Les Mystères du château du Dé (1929) clôt le spectacle, voyage en sensations et en paysages devenant aussitôt intérieurs, ode à Mallarmé et son coup de dé, mais également au superbe poème Clotilde d’Apollinaire, le tout filmé à Hyères autour du petit bassin de la Villa Noailles conçue par Robert Mallet-Stevens.

Artiste complet, touche-à-tout de génie, Man Ray présente plus d’un trait commun avec Jim Jarmush que l’on aurait tort de limiter au cinéma. Poèmes, collages, photos, mais surtout musique depuis l’enfance, le New Yorkais hirsute a fondé avec son acolyte Carter Logan le groupe Sqürl. Mini-albums, bandes originales notamment de Paterson ou The Dead Don’t Die, le dit groupe vient de se faire également remarquer par son album de free rock Silver Haze. Jim Jarmush à la guitare, aux loops et synthés, Carter Logan aux synthé, percussions et loops, la musique se pose d’évidence sur Retour à la raison, développant en boucles et sons distordus son registre de rêve éveillé, explorant un état extatique qui décuple l’onirisme des films. Jouée à guichets fermés au Centre Pompidou, au Queen Elizabeth Hall à Londres ou à l’Art Institute de Chicago, produite en live durant la présentation du film à la première à Cannes, elle semble bien concrétiser le désir des deux musiciens : « Ces films ont été réalisés il y a presque cent ans, nous voulons que les gens les voient et hallucinent »1

1Cf Interview dans Libération

FICHE TECHNIQUE

4 films muets noir et blanc restaurés

Durée 1h 10 mn

Réalisation : Man Ray, 1923

Musique : Sqürl

Acteurs : Kiki de Montparnasse (Alice Prin), André de la Rivière, Robert Desnos, Jacques Rigaut, Rose Wheeler, Man Ray, Jacques-André Boiffard, Georges Auric, Étienne de Beaumont, Alice de Montgomery, Charles de Noailles, Marie-Laure de Noailles, Bernard Deshoulières, Éveline Orlowska, Lily Pastré, Marcel Rival, Henri d’Ursel.

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A propos de Danielle Lambert

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