En 2015, Marc Azéma publiait un livre accompagné d’un documentaire réalisé par ses soins intitulés La préhistoire du cinéma, et Quand Homo Sapiens faisait son cinéma. Il y revenait sur la faculté qu’à l’homme de vouloir rêver en images depuis ses origines et son lent développement des outils, puis de la maîtrise de l’environnement pour y parvenir. L’image, comme il est dit dans La préhistoire du cinéma, « est à la base de la communication, elle favorise la transmission des savoirs, de la culture et ce bien avant l’écriture ». Elle va traverser le temps, des peintures rupestres jusqu’au cinéma, grâce à des procédés et mécanismes de plus en plus perfectionnés pour s’exprimer, figer le monde et aider à comprendre et saisir l’univers qui entoure ces artistes de tout temps. De Naoh (le héros de La guerre du feu de J. H. Rosny aîné) à Georges Méliès, il y a des millénaires qui séparent leurs pratiques, mais une même vision qui les anime. Si La préhistoire du cinéma et Quand Homo Sapiens faisait son cinéma fascinaient par la manière donc Marc Azéma arrivait à démontrer que « les techniques « cinématographiques » ont toujours été présentes et que « l’archéologie du cinéma » est bien plus ancienne qu’on ne le croit », il n’en oubliait pas pour autant un autre art, celui de la bande dessinée – une autre de ses passions – qui est aujourd’hui entièrement à l’honneur en raison des personnalités conviées dans son dernier film documentaire, Rupestres.

Rupestres

Copyright Ecransud Distribution

En septembre 2022, Chloé Cruchaudet, Edmond Baudoin, Etienne Davodeau, Emmanuel Guibert, David Prudhomme, Pascal Rabaté et Troubs participent le temps d’une dizaine de jours à une expérience humaine, philosophique et artistique unique au monde, troquant, comme l’annonce l’intitulé officiel, « leur table à dessin pour se retrouver dans la peau des artistes de la préhistoire. Ensemble, ils vont donner libre cours à leur imagination dans une petite grotte transformée en champignonnière, située au cœur du Parc Naturel Régional des Causses du Quercy dans le département du Lot. Ils vont s’exprimer en utilisant les techniques et les gestes de leurs ancêtres paléolithiques qui ont orné la grotte du Pech Merle tout près de là », donnant naissance à une création « d’art pariétal contemporain », brassant toute l’histoire dessinée de l’Humanité…

On comprend que le terme « film documentaire » va plus lorgner sur le « film » réflexif intérieur et introspectif qu’un véritable « documentaire » scientifique en soi, Marc Azéma préférant une immersion brute et sensitive plus qu’une approche intégralement didactique sur la technique du dessin. Entre l’entreprise anthropologique et le happening, il est surtout question de temps dans Rupestres : le temps qui s’efface lorsque ces artistes pénètrent dans la grotte, et le temps qui sépare les premiers hommes de ce fantasme émis par Picasso ou encore Soulages, de laisser sa trace sur les murs en faisant se conjuguer les époques du passé et du présent. Le temps est ainsi suspendu, pris dans le nœud tissé par l’art, et la réflexion existentielle derrière les mains à l’œuvre.

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La troupe comprend d’entrée qu’elle va devoir faire bien plus qu’utiliser des techniques d’une autre période : elle va aussi devoir fonctionner selon les codes d’une autre période. Le groupe ne doit faire qu’un pour mener à bien l’expédition d’expression culturelle, et cet effacement des barrières temporelles amène à des réflexions passionnantes jusqu’à l’heure du tout dématérialisé. Emmanuel Guibert se confesse sur ce qu’il songe à « mettre à l’abri, ayant plus confiance entre la paroi d’une grotte qu’un disque dur », alors que la formation cherche à s’intégrer aux parois, à épouser les contours, jouer avec les aspérités, de sorte à intégrer ses visions au décor. Ils composent avec la peinture, leurs instruments, mais aussi la lumière, cet outil par ailleurs indispensable à la matérialisation des rêves soufflés par le cinématographe. Ils travaillent tout autant sur leur œuvre d’art respective que sur l’endroit où est représentée et « exposée » cette œuvre d’art, utilisant les lieux moins comme d’un chevalet que d’une salle de diffusion. Une méditation qui accouche d’une mise en scène, formant une parfaite continuité avec les théories défendues dans La préhistoire du cinéma.

L’acte de création devient dès lors sensuel, car les dessins ont un véritable corps naturel qui leur donne vie. Les auteurs manipulent des formes pour en faire d’autres, augmentent et complètent l’espace naturel dans une harmonie intemporelle. La grotte dicte ses règles et l’art s’y insinue. Nous ne sommes donc pas dans du « Body Horror » cher à David Cronenberg et ses disciples, mais du « Body Nature » ou « Body Origins », où la scénographie prend une importance capitale dans la conception de l’œuvre. A l’opposé de leurs supports plats qu’ils ont l’habitude d’utiliser, c’est du « dessin de corps » qui prend place, qui permet d’user de tous ses membres pour aller chercher la surface où « performer », contrairement au « simple » avant-bras sollicité lors d’un dessin sur planche. Il faut dire que le support est infini, que tous les cadres s’en trouvent explosés en plusieurs dimensions jusqu’au plafond, comparé au terrain de jeu d’une « voûte céleste ». Naturellement, des bébés et des fœtus font leur apparition parmi les productions graphiques, tel un renvoi à 2001 : l’odyssée de l’espace, tant aimé par Marc Azéma. A sa manière, Rupestres est lui aussi une méditation sur l’homme, son évolution, de l’aube de l’Humanité jusque dans une projection hypothétique vers le futur, comme dans le chef d’œuvre de Stanley Kubrick.

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En pleine besogne, l’une des plus belles phrases du film est lâchée : « Il y a évolution, mais pas forcément résolution ». De même que les peintures rupestres sont des témoignages vivants et animés de la vie d’avant, les bandes dessinées de ces auteurs sont des instantanés de leur époque, soit la fin du XXe siècle et les premiers temps du XXIe. La beauté de cette entreprise, et du long-métrage de Marc Azéma, est de mettre en lumière (décidément !) que le but de l’artiste de tout temps n’est pas de faire une œuvre qui dure, mais de faire « un travail bien fait ». C’est à travers l’œil de l’humble artisan que perdurent les réalisations les plus signifiantes, celles qui touchent le grand public et l’âme de milliers de spectateurs, avertis comme profanes. Ce pamphlet pour l’artisan rappelle à plusieurs reprises le brillant documenteur de Peter Jackson et Costa Botes, Forgotten Silver, qui lui aussi louait les mérites de la vision unique, naïve mais ô combien inspirante d’un créateur, Colin McKenzie, qui repoussera toutes les techniques d’expression en sa possession pour exhaler sa perception du monde. Forgotten Silver et Rupestres mettent d’ailleurs en scène de la même manière des « explorateurs » modernes ouvrant une porte sur le passé pour mieux le communiquer à leurs contemporains.

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En 1952, Jean Cocteau sortait La Villa Santo Sospir, documentaire sur sa visite et re-décoration d’une maison, qui s’ouvrait sur un générique inscrit sur les murs du bâtiment et la mention suivante : « Ce film ne s’adresse pas à des juges. Il s’adresse aux amis connus et inconnus que notre travail nous donne, et qui sont la seule excuse d’être poète, véritable attentat contre la pudeur, puisqu’être poète consiste à confier publiquement ses secrets, mieux, à parler tout haut pendant notre sommeil ». Il n’y a pas que les « tatouages » de Cocteau qui sont passés par et sur la propriété de Francine Weisweiller, mais également Picasso, le même qui a fait ce rêve d’inscrire son empreinte dans les murs d’une grotte, en guise de communion avec ses lointains ancêtres. Rupestres l’a concrétisé et l’offre désormais au grand public.

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