Une étrange sensation vous saisit dès l’ouverture de Les Héritières, film provenant du Paraguay à contre-courant du cinéma dominant, et même une impression dérangeante de violer l’intimité d’une famille, ou plutôt d’un couple. Comme si on infiltrait une histoire un peu sordide que l’on prendrait en cour de route sans y avoir été invité. Sans en saisir vraiment les enjeux, ni identifier les personnages. Par des détails, des regards, des dialogues subtils, le récit s’éclaircit progressivement. La caméra s’attarde sur une silhouette, un regard touchant, celui de Chela, la soixantaine, qui vit avec son amie Chiquita. De leur vie passée dans le luxe et l’opulence, il ne reste que des bribes. Pour survivre, elles dilapident leur héritage. Elles vendent les objets précieux qui entourent leur vaste domaine. Pour une raison qui ne sera pas explicitée, Chiquita est envoyée en prison pour fraude fiscale. Chela reste seule chez elle, observant chaque jour le dénuement de sa maison, dernier vestige d’une richesse passée. Déboussolée par ce changement de situation, elle décide de se rendre utile en proposant de faire le taxi à des personnes(très) âgées. Elle, qui n’a jamais apprécié conduire, va éprouver un plaisir grandissant à son nouveau travail. Sa rencontre, avec Angy, plus jeune qu’elle, va renverser en douceur le cour de sa vie.
Fritz Lang évoquait en substance que le scope n’était envisageable que pour filmer les enterrements. Cette boutade pourrait servir d’exemple à la première demi-heure de ce portrait attachant d’une señor tentant de reprendre sa vie en main.
Tout le début de Les Héritières, ressemble étrangement à une sorte d’enterrement symbolique, filmé effectivement en 2.35 là où la majorité des cinéastes auraient opté pour un cadrage plus serré signifiant l’étouffement. Ce format loin d’élargir l’espace résulte d’un effet inverse, d’un écrasement. Ce choix stylistique s’accorde avec la situation de Chela qui ressemble à un petit bout de femme tassé et renfermée sur elle-même.
Marcello Martinessi observe la fin d’un règne, filme délicatement l’agonie d’une petite bourgeoisie vieillissante qui doit faire le deuil d’un passé prospère. Un passé qui n’est pas montré, plutôt suggéré à travers la tristesse des regards croisés des deux amantes. On saluera au passage l’audace des scénaristes de présenter deux lesbiennes aisées d’un âge avancé dans un film dont le cœur du récit n’a rien à voir avec un propos militant en faveur de la cause LGBT.
Cette atmosphère lugubre de cérémonie funèbre est accentuée par une photographie tout en clair obscur avec un penchant pour les couleurs blafardes et sombres. Petit à petit, ce drame intime au carrefour des genres, lève son voile, et s’ouvre, à l’image du personnage principal, à la vie. Chela d’abord sonnée d’être dépouillée de ses biens, va prendre son existence en main et découvrir le monde extérieur, suggéré par deux trois plans subtils sur le visage de l’actrice comme étant un terrain quasi inconnu. Elle va renaître sans que cet aspect soit réellement appuyé, le réalisateur se gardant bien de tout expliquer. Des zones d’ombres subsistent et surtout il n’est pas question de rédemption. Contrainte et forcée, il est toujours possible de refaire sa vie malgré l’épuisement ressenti à un moment donné de l’existence. Chela va simplement se rendre compte qu’à son âge on apprend toujours. La deuxième partie, glissant gentiment du côté du feel good movie lors de sa rencontre avec Angy, est moins convaincante, arrondissant de façon consensuelle un sujet au préalable ingrat. Marcello Martinessi tente une approche plus séductrice en y intégrant des touches de comédie. Cette légèreté affichée parait artificielle, concession pour plaire à un public plus large.
Néanmoins, il faut saluer l’audace de ce premier long métrage d’oser braquer sa caméra tout le long sur une femme d’âge mûr, plutôt ronde, loin de la beauté de Sonia Braga dans Aquarius de Kleber Mendonça Filho auquel on songe parfois. D’en faire une héroïne magnifique, qui ne soit ni une laissée pour compte, ni un personnage haut en couleur. Juste une bourgeoise passive en pleine reconversion. Qui va peut-être découvrir la seule chose qui lui manquait : la liberté.
Marcello Martinessi opte pour une mise en scène assez contemplative, limite neurasthénique, en accord avec la lenteur des gestes de la population âgée qu’il observe avec tendresse.
Ceux qui recherchent une critique sociale sur la décadence d’une aristocratie seront déçus. Les autres, s’ils acceptent une forment plutôt aride, n’évitant pas toujours l’ennui, seront séduits par ce beau portrait de femme sensible et singulier.
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