Pour son sixième long-métrage, le réalisateur argentin emblématique du cinéma LGBT explore à nouveau la thématique du désir réprimé, dans une société où l’inadéquation à la norme n’est pas envisageable. Avec un scénario construit autour de l’acteur Gaston Re, qui collabore pour la troisième fois avec Marco Berger, Le Colocataire nous raconte l’histoire de Gabriel et Juan, deux hétéros de façade soumis à l’épreuve du désir homosexuel. Présenté au Festival Chéries Chéris en 2019, il décroche un prix d’interprétation bien mérité pour l’acteur Gaston Re.

Au cœur du sujet, la question du désir. Mais aussi de l’après, de ce qui advient après sa concrétisation. Dès lors que Gabriel emménage dans l’appartement de Juan, dont il est le nouveau colocataire, le mécanisme du désir s’enclenche lentement, progressivement, dans une tension rendue très vite insoutenable par une caméra qui ne ménage pas ses spectateurs. Car c’est bien dans ces trente premières minutesles plus intenses d’un point de vue émotionnel que la mise en scène démontre le mieux son efficacité. Il faut dire que le film n’est pas très bavard, notamment dans sa première partie. À aucun moment le désir n’est verbalisé. Si peu de mots et tant de choses dites, pourtant. Ici, c’est le langage corporel qui prime et les regards des deux personnages sont saisis avec beaucoup de minutie. Tantôt fuyants, tantôt appuyés mais toujours embarrassés, ceux-ci occupent une place centrale et nous disent beaucoup de la personnalité de Gabriel, introverti et taiseux, et de Juan, sensuel et entreprenant, tous deux troublés par la présence de l’autre. C’est une véritable partie de cache-cache qui se joue là, dans laquelle ils ne cessent de s’observer d’un bout à l’autre du canapé, ou à travers l’encadrement de la porte de leurs chambres respectives, donnant lieu à quelques scènes de voyeurisme. Dans ce quasi huis-clos, le spectateur est pris à parti, adoptant tour à tour la posture de témoin extérieur, et le point de vue des personnages, via l’utilisation de plans subjectifs qui en font un voyeur complice. Car la caméra s’attelle à filmer les deux hommes sous toutes leurs coutures, sans rien en laisser échapper. Les cadrages jouent véritablement un rôle essentiel dans le dévoilement des corps masculins.

Plans moyens, gros plans sur les visages et surtout gros plans au niveau de la ceinture, le regard (le nôtre, celui des personnages) se fait insistant, le procédé est frontal. Pas de sentimentalisme, la chair l’emporte sur tout, on est du côté de la pulsion. En témoigne une mise en scène abrupte, qui inscrit chaque geste dans le temps présent. Les plans fixes s’enchaînent et donnent à voir une vie routinière, dans laquelle les mêmes scènes se répètent sans cesse, et la musique, quasi absente, laisse place à une forte présence des bruits du quotidien. Le tout filmé en lumière naturelle.

Dans Le Colocataire, on (s’)observe beaucoup, donc, mais on parle peu. Les conversations sont banales, gauches, le dialogue est compromis par le trouble qui s’installe entre les deux hommes. N’ayant d’autre objectif que d’établir un contact là où le contact physique n’est pas encore rendu possible, les discussions viennent aussi parfois briser les silences pesants et couper court aux moments d’égarement pendant lesquels la tension sexuelle devient trop palpable. Ce n’est que petit à petit (mais assez rapidement néanmoins!) que le contact physique entre en jeu, initié d’abord par une main faussement innocente posée sur l’entre-jambe, puis par ces scènes répétées dans le train, dans lesquelles les deux visages sont très proches.

C’est ensuite le plus téméraire qui donnera le signal, prétextant une conversation futile pour rompre les distances de sécurité et rapprocher les deux corps. S’ensuit la première scène d’amour, conçue comme une véritable apothéose. On touche là au plus fort de l’intrigue, qui prend alors une autre tournure, plus sociale, plus propice à la réflexion, sans pour autant délaisser la sensualité

C’est alors le temps du déni, de l’introspection et des grands questionnements. Pulsion non maîtrisée, faiblesse du cœur, qu’importe, ce moment d’égarement doit être balayé à tout jamais. Évidemment, cela n’est pas si simple… la répulsion fera à nouveau place à l’attraction et les deux hommes n’auront alors d’autre choix que de se cacher et d’adopter la posture de l’hétéro classique, qui couche avec des femmes, fonde une famille etc. « Je veux être normal », déclare Juan. C’est d’ailleurs dans cette seconde partie que le contexte social et les personnages secondaires prennent plus d’importance. Présents dès le début, ces derniers endossent peu à peu le statut d’obstacles à la relation homosexuelle. L’intime se heurte au monde extérieur. Il n’y a alors pas d’autre alternative que de jouer un double jeu. Les relations amoureuses hétérosexuelles sont une couverture, qui assure aux protagonistes leur adéquation avec la société dans laquelle ils vivent. Si l’un d’eux semble assumer son attirance envers les hommes, c’est plus compliqué pour l’autre, qui peine à se débarrasser de son image de mâle viril et macho. La position est délicate, et rappelle le récent Tremblements de Jayro Bustamante, dans lequel le père de famille avouant son homosexualité est rejeté et contraint de suivre une thérapie de conversion. Ici, il n’est pas question de percer le secret, mais bien de continuer à faire illusion. C’est lorsque le dialogue naît entre les deux hommes et que la relation purement physique du début laisse place à la tendresse, que se fait simultanément ressentir plus fortement la nécessité d’être en phase avec les normes sociétales. Le choix du cœur face au choix de la raison, finalement il aura fallu trancher…

En s’affranchissant du discours et en tablant sur le ressenti uniquement, Le Colocataire inscrit le désir dans un lieu donné, à un moment donné. C’est tout. Et c’est déjà beaucoup.

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