La première adaptation pour le cinéma, du chef-d’œuvre universel de José Mauro de Vasconcelo, a suffisamment de force et beaucoup de sincérité pour justifier de son existence. Marcos Bernstein[1]réussit ce que tant d’autres ont raté, à réaliser un film affranchi du poids de l’œuvre, notamment en « fracturant » sa passion pour elle en deux. En lui soustrayant celle qu’il éprouve aussi pour l’homme et le poète qui l’a écrite. Très rares sont les adaptations réussies, celle-ci offre une vision personnelle inventive, efficace et expérimentée en matière de scénario. Les seconds rôles développés sont marquants, surtout José De Abreu dans le très beau personnage de Portuga. Zézé, João Guilherme Ávila, évoque aussi bien Andrea Balestri, le « Pinocchio » de Comencini que Stefano Colagrande, « L’incompris » du même grand maître. Quelque part entre les deux, João Guilherme Ávila entre dans la toute petite famille des enfants comédiens doués…
Marcos Bernstein adopte une solution modeste et classique à la fois, pour sa mise en scène ; comme s’il savait déjà que le cinéma ne pourra pas représenter toute la substance et toute la valeur symbolique des choses. Que l’esprit, l’imaginaire et la psychologie des êtres s’arrêteront sur des images, des fragments. Qu’il n’aura que le temps du cinéma…
La sortie sur grand écran de l’adaptation d’un roman est toujours un moment critique, au propre comme au figuré, vécu par les férus à la fois de littérature et de cinéma. Pour peu qu’il s’agisse d’un grand classique ou d’un pur chef-d’œuvre, ces spectateurs particuliers anticipent toujours sur la figure qu’ils vont avoir à exécuter « après » le film. Du saut de puce au grand écart facial, certains chercheront et trouveront une comparaison, un rapprochement, une métaphore, etc., entre le livre qu’ils ouatent comme un sanctuaire, et l’adaptation « librement inspirée » qu’ils viennent de voir. Pendant que d’autres n’auront ressenti qu’un abime, qu’une aversion, qu’un cruel non-sens.
Plusieurs goûts et subjectivités se côtoient à ce petit jeu. Toujours dans cette catégorie de spectateurs un peu fatigants, il y a ceux, puristes qui ont leur œuvre protégée, à laquelle il ne faut pas toucher : parce que c’est impossible, parce que les mots, parce que moi, blablabla ! Se demander pourquoi Ignatius O’Reilly est toujours resté vierge d’une incarnation au cinéma, et s’en satisfaire pleinement, reste un point de vue particulier. Ce qui est pluriel, c’est l’inépuisable nourriture qu’est la littérature, même la grande, au cinéma ventre.
« Mon Bel Oranger » de l’écrivain brésilien José Mauro de Vasconcelos fait partie des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale. Aux mêmes grands titres que : « Il Gattopardo» de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, « Madame Bovary » de Gustave Flaubert, « Les Liaisons dangereuses » de Choderlos De Laclos, « La bête humaine » d’Emile Zola, « The Dead » de James Joyce, « The Great Gatsby » de Francis Scott Fitzgerald, « Der Tod in Venedig » de Thomas Mann, « Under The Volcano » de Malcom Lowry : liste rébarbative et non exhaustive… A compléter sur la plage « complètement nu au soleil » ou pas, ou sous un arbre au calme à la campagne, s’il n’est pas trop tard !
»
Meu Pé de Laranja Lima » de Vasconcelos sort pour la première fois du Temps imprescriptible et merveilleux du roman pour celui, plus âpre et plus pressé du cinéma. La courte série d’exemples cités plus haut a donné au cinéma quelques chefs-d’œuvre. Mais les déceptions ont été grandes aussi, et à juste titre ; il suffit de penser à « Madame Bovary », à « La bête humaine » plusieurs fois adapté ou à « The Great Gatsby » adapté « au moins » dix fois (!), pour se pincer et se souvenir que « l’entreprise » n’est jamais gagnée, même avec de grands réalisateurs.
Marcos Bernstein et sa co-scénariste Mélanie Dimantas, installent de solides fondations. Leurs choix sont cinématographiques et rationnels. Ils respectent les règles de l’adaptation inspirée, en proposant leur propre vision de « Mon bel Oranger ». Marcos Bernstein, le scénariste et cinéaste, évite dès le début de son film cet écueil de l’adaptation fidèle qui rate toujours, en mettant en scène Vasconcelos, jeune adulte, venu rendre hommage à ses morts dans un cimetière de campagne, un manuscrit sous le bras… Le film est d’emblée une succession de trois ou quatre longs flash-back, comme autant d’un nouveau temps ; celui de l’auteur aujourd’hui, absent du livre, sauf dans ses remerciements et sa confession finale.
Même subrepticement et symboliquement, il revient sur son passé avec son œuvre achevée dans une main, apaisé, fier et heureux. Cette mise en abime semble remplir plusieurs fonctions. Elle est avant tout un hommage touchant et sincère fait à l’immense auteur brésilien. Elle encourage aussi les auteurs du scénario, dont Bernstein, à (se) « décoller » de l’œuvre ; une promesse, parmi d’autres, de réussite sur ce que doit être une adaptation substantielle : un désir d’apprivoisement et d’appropriation d’une œuvre, doublé de la ténacité d’une vision « jusqu’au boutiste » d’en faire autre chose, ici un film.
Cette liberté temporelle que s’offrent les auteurs, leur ouvre quelques portes du cinéma ; derrière : son temps et son espace, ses images, ses actions, son imaginaire propre, etc. Le poète est là dans le film, mais bien loin derrière le souvenir des évènements et des émotions qu’il a vécus étant enfant. Ceux-ci, inspirés du roman, apportent au film son rythme, son parti pris, sa logique et son crescendo dramaturgique. Les séquences purement imaginées ou les autres, tel un condensé de dix pages en une scène, jusqu’au dernier plan, rajoutent à cette singularité classique, intrinsèque au cinéma de genre.
Ceux qui découvrent l’univers de José Mauro de Vasconcelos, ne devraient pas être déçus par le film de Marcos Bernstein. « Mon Bel Oranger », qui se serait facilement prêté à devenir une sorte de machine à pleurer dans les salles obscures, n’en est pas une. Les spectateurs les plus réservés ressortiront sûrement de la salle en ayant le désir de lire le roman, on a connu pire! Si en plus, ils sont accompagnés d’enfants déjà grands, disons à partir de sept ans, ils partageront avec eux une expérience de cinéma forte. L’histoire authentique racontée ne cesse d’émouvoir ; mais surtout, elle invite à de multiples questionnements sur l’enfance, transcendée par le petit Zézé… Sur sa vitalité, sa générosité, sa colère, son courage… Sur l’amour qu’il a reçu, bien, mal donné, ou pas du tout… Sur la violence de certains adultes qui l’entourent, sur leur désespoir, leur misère, leur faiblesse… Sur la vertu que Zézé nourrit sous son oranger complice, celle de toujours se sauver, grâce à son imagination extraordinaire, sa fantaisie sans limite et son amour pour l’écriture et la poésie…
Parmi les spectateurs ayant déjà lu le livre, et qui sont en minorité, certains regretteront que les personnages secondaires du roman, si décisifs pour la complexion de Zézé, soient incarnés succinctement, effleurés. Que ce soit Gloria, l’oncle Edmundo, l’institutrice, ou même ce bâtard d’Ariovaldo, ils offrent tous à leur manière, de la plus courageuse à la plus lâche, de l’amour et du respect à Zézé. D’autres encore auront en tête le souvenir particulièrement fort d’un passage du livre, qui leur manque, etc. Chacun de ceux-là se sentira, à un moment ou à un autre, comme dépossédé, harcelé par les images, celles mise en scène, et les autres… absentes ; comme meurtri par la vision d’une œuvre par un autre.
Idéalement, « Mon Bel Oranger » devrait attirer et réconcilier tous les publics. Si les adultes se souviennent que le film ne leur est pas exclusivement réservé… C’est à travers les regards croisés de plusieurs générations qu’il gagne en profondeur. Idéalement encore, il faudrait commencer par voir le film avant de lire le roman ! Il faudrait être neuf en toute chose à propos de José Mauro de Vasconcelo, comme un enfant, afin que le film puisse agir pleinement. Ensuite, viendrait l’envie d’aller lire le grand poète qui est caché derrière ce film…
[1] Marcos Bernstein a écrit de nombreux scénarios tels que «
Central do Brazil », «
Chico Xavier», «
Zuzu Angel »… Il est l’auteur de la série TV «
The Cure ». Réalisateur de «
L’autre côté de la rue » (2006), qui a remporté plus de 20 prix dans des festivals nationaux et internationaux. «
Mon bel oranger» est son second long métrage de Fiction.
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