Il ne s’agit au départ que d’une fortuite coïncidence, une ironie du sort qui déjoue toute notion de probabilité. Quelles sont en effet les chances pour que l’anthropologue de renom Santiago Genovés, qui consacre ses recherches à décortiquer les causes de la violence humaine, se retrouve en 1972 à bord d’un avion détourné vers Cuba par un groupe terroriste ? Aussi invraisemblable que cet épisode puisse paraître, il est à l’origine d’une expérience aussi baroque qu’inédite, celle revisitée par Marcus Lindeen dans son documentaire The Raft. Guidé par les écrits du scientifique aussi bien que par les témoignages de ses cobayes, le jeune cinéaste suédois expose les tenants et les aboutissants d’une expérience curieusement méconnue : Acali, ou « la maison sur l’eau ».
Quelques mois après sa mésaventure aérienne, Santiago Genovés, obnubilé par son étude du conflit, décide de mettre au point un laboratoire qui lui permettra de comprendre enfin pourquoi les êtres humains utilisent la violence contre leur propre espèce. Cherchant à prolonger les expériences d’Henry Milgram, il développe l’idée de réunir un groupe hétérogènes d’individus, comme un échantillon de la population mondiale, dans un espace confiné et surtout sans aucune possibilité de fuite. A l’été 1973, le chercheur mexicain réunit donc dix personnes de différentes nationalités, sexes, âges et religions, afin d’embarquer avec lui dans une aventure sans précédent, la traversée de l’Atlantique en radeau. Quelques mois après la ressortie en salles de Mon Oncle d’Amérique, le film théorique d’Alain Resnais basé sur les postulats du biologiste Henri Laborit, The Raft plonge à son tour au coeur d’une expérience aussi décriée que riche en apprentissages.
Composé naturellement de nombreux clichés et archives d’époque, le documentaire développe surtout un dispositif original et décalé afin de donner la parole aux cobayes de Genovés. Plus qu’un simple retour en arrière, Marcus Lindeen souhaite créer un véritable « théâtre de la mémoire » en reconstituant en studio le fameux radeau de douze mètres sur sept. Avec une certaine touche d’ironie bien scandinave, le réalisateur organise, quarante-cinq ans après l’aventure initiale, le retour sur le vaisseau de sept de ses participants, les quatre autres, dont Santiago Genovés, étant décédés. Avec une émotion non dissimulée, ces aventuriers séniors redécouvrent la « boîte à sardines » sur laquelle ils ont passé quelques 101 jours de leur existence. De cette manière, Marcus Lindeen se détache des écrits et des conclusions du scientifique pour se concentrer sur le vécu et les impressions des cobayes. Plutôt que de simplement raconter l’Acali, il cherche surtout à prolonger l’expérience qui fut, on le comprend assez vite, un échec scientifique criant.
Sous la forme d’un Big Brother vintage, il fait revivre, archives vidéos à l’appui, les différentes péripéties de ce tumultueux voyage. Si l’expression de « radeau du sexe » circule dans la presse de l’époque, le propos des témoins n’esquissent que pudiquement les différents rapprochements qui eurent lieu durant le voyage, préférant se concentrer sur le vécu individuel de chacun. En s’éloignant du récit factuel, le documentaire se concentre à bon escient sur l’impact de l’expérience sur chacun de ses participants. Alors que les postulats du scientifique à propos de la violence inhérente de l’espèce humaine ne semblent pas se vérifier, le confinement et surtout l’environnement marin hostile vont mettre ces différentes personnalités à l’épreuve. En résultent des témoignages poignants, notamment ceux de Maria, la capitaine suédoise du radeau, victime du sexisme de Genovés et en proie à la dépression, ou celui de Fé, une afro-américaine submergée par l’émotion de cette traversée empruntant le chemin parcouru par ses ancêtres esclaves du temps de la traite négrière.
Dénué de toute certitude, The Raft navigue à l’aveugle, au gré des révélations de chaque protagoniste, et parvient même à insuffler à son récit une dose de suspense. De cette manière, le documentaire déjoue une à une les attentes fixées par Santiago Genovés lui même, qui devient finalement le seul cobaye de l’expérience. Frustré par la pauvreté de ses résultats, il va se transformer en un tyran manipulateur et misogyne, imposant au reste du groupe ses seuls désirs. Celui qui voulait ausculter la notion de conflit se retrouve à en être le principal instigateur, comme dévoré par le démon qu’il cherchait à contrôler. À l’arrivée, Marcus Lindeen livre un tissu de reconstitutions et des témoignages aussi pittoresques que bouleversants, détournant avec ingéniosité le but originel de l’expérience pour se concentrer sur l’impact individuel de cette épreuve d’isolation et de promiscuité. Esprit facétieux, le jeune suédois confronte le spectateur à sa fascination pour la violence et le scandale, utilisant Acali comme un moyen d’interroger les modèles contemporains de divertissement, et donc de surveillance.
The Raft
(Suisse/Danemark/États-Unis/Allemagne)
Scénario et réalisation : Marcus Lindeen
Direction de la photographie : Màns Mànsson
Montage : Dominika Daubenbüchel & Alexandra Strauss
Musique : Hans Appelqvist
En salles, le 13 février 2019.
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