En 2016 au pays d’Ulysse, le voyage tourne court. L’Europe décide de fermer la route des Balkans. Près de 15 000 migrants se trouvent bloqués devant la frontière entre Grèce et Macédoine. L’équipe de Maria Kourkouta se trouve là, pose sa caméra. Et c’est un film qui se pose là aussi, dans tous les sens du terme. En longs plans fixes, dans une mise à distance soignée, se déroule un triptyque autour du texte éponyme de l’écrivaine et poète grecque Niki Giannari, qui interroge ce qui hante l’Europe derrière ceux qui ne passent plus. Un film documentaire interpellant. 

La limite et le désir.

Ce sont des lignes qui ne se rejoignent en théorie jamais. Dans le jour blafard et la nuit glacée, frontière, voies ferrées, files d’attente. A Idomeni, dans cet immense camp de réfugiés représentant à peu près quatre fois la « jungle » de Calais, s’inscrivent tout à la fois la limite et le désir de la franchir, l’éternelle équation de l’interdit et de la transgression. Son injustice aussi. La Grèce qui accueille, nourrit, soigne n’est pas l’objet du désir, seule compte alors « Maman Merkel ». La frontière soudain se ferme et se referme comme un piège autour des milliers de Syriens, Kurdes, Afghans, Irakiens et autres migrants politiques. Seuls passent sous leurs yeux, tranquillement, les trains de marchandises. Révolte, débats, sittings sur les voies qui se retrouvent, elles aussi, bloquées.

Si la mise à distance et la fixité des plans transmettent bien l’achoppement des migrants mais aussi leur âpre résistance, si ces plans larges ne retiennent systématiquement que des groupes, masses indifférenciées de spectres encapuchonnés sous des cirés, plastiques, bâches faisant émerger une condition humaine au sens large, la question du désir peut se poser : quelle est sa part dans la fuite nécessaire de ces hommes ? A partir de quand peut-on décemment parler de désir plutôt que de besoin ? D’autres ajouteraient : l’esthétique et la poésie ont-elles leur place ici ? Il est alors intéressant d’entendre la parole centrale de Niki Giannari, l’auteure grecque du poème Des spectres hantent l’Europe, au cœur du dispositif scénique et littéraire du film et du livre de Georges Didi-Huberman, Passer quoi qu’il en coûte (Minuit 2017), où le penseur interroge le désir comme moteur obstiné de la migration.

Niki Giannari, poète active.

Ecrivaine discrète mais profondément engagée auprès des sans-droits, Niki Giannari est d’abord celle qui a attiré l’attention et la caméra de son amie Maria sur ce vaste camp de réfugiés à Idomeni. « Sauver, si ce n’est sauvegarder », dit-elle alors. Ni scénario ni projet, juste ce déroulement en continu d’une scène hallucinatoire qui en rappelle tant d’autres de funeste mémoire, et ce qu’il convient d’appeler une véritable fascination devant la puissance de ce désir de passer, jour après jour. C’est là que peuvent se rapprocher la démarche du film de de Klotz et Perveval, L’Héroïque lande et celle Des spectres hantent l’Europe, dans leur volonté commune de capter malgré tout ce qui fait la force unique de l’expérience de la « jungle » de Calais pour le premier et du camp d’Idomeni pour le second: prendre une hauteur respectueuse par rapport au sujet tel qu’il est habituellement traité par les médias — boue, froid, indignité, dénuement – et en tirer l’or d’une énergie souterraine, ces initiatives qui permettaient la survie psychique et physique à Calais, ce désir d’ailleurs capable de transformer un immense camp en manif aux cris de « Open the borders ! » à Idomeni. But final ? Transformer le film en expérience visant à changer notre regard de spectateur sur ces silhouettes qui passent avant d’être englouties dans l’histoire.

Ainsi de ces longs plans fixes sur les kyrielles de pieds de ceux qui patientent durant des heures sous la pluie, savatés dans des chaussures trop grandes ou trop petites, handicapés par des talons cassés, quand ce n’est pas nus et en tongs dans la morsure de l’hiver : misérabilisme englué dans la boue ou fantastique désir de survivre de ceux qui se tiennent debout envers et contre tout ?

Dans l’entretien réalisé par Vladan Petkovic le 28 novembre 2016 pour Cineuropa, Niki Giannari répond. « Nous ne considérons pas les migrants en tant que victimes… Nous avons vu leur force et leur beauté. Chacun d’entre eux a ses propres désirs et mène sa propre lutte avec les autres. Chacun d’entre eux a échappé à la guerre, à la pauvreté, à la noyade, il a fait des kilomètres à pied, il se trouve à nouveau immobilisé et, pourtant, il continue à rêver et à lutter. D’une certaine manière, ils sont plus forts que nous et en traversant toute sorte de frontière, ils agissent politiquement. Leur mouvement est donc un acte politique considérable, un manifeste de nos temps, j’ose dire. »

Ce qui hante est ce qui ne passe pas.

Même sans projet ni financement, la réalisatrice expérimentale Maria Kourkouta a doublé le tournage improvisé avec deux caméras, l’une numérique couleur et l’autre argentique en 16 mm noir et blanc, et c’est cette dernière qui fournit la matière de la troisième partie du film, en effectuant un recadrage historique mettant en perspective non seulement Idomeni mais également la place de la pellicule dans l’histoire du cinéma. Accompagnées par la voix de la musicienne et poétesse Lena Platonos, les images convoquent le ghetto de Varsovie, les prisons turques, la frontière de Port-Bou devant laquelle Walter Benjamin s’est suicidé en juin 1940 (un jour après sa fermeture et un jour avant son ouverture), les camps de Calais et d’Idomeni.

Ce que l’histoire a gardé est ce qui n’est pas passé et qui continue de nous hanter, comme la supplique de ce migrant: « Donne-moi un pour cent d’espoir ! »

Fiche technique

France, Grèce / 2016 / 1h39 / Couleur, Noir et Blanc / Numérique HD, 16 mm / 16 : 9 / DCP

Langues : Arabe, Grec, Anglais

Réalisation : Maria Kourkouta & Niki Giannari

Image & montage : Maria Kourkouta

Scénario : Maria Kourkouta & Niki Giannari

Voix off : Lena Platonos

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