Carey Mulligan et Zoe Kazan. Copyright © Universal Studios. All Rights Reserved.

Deux mots parfaits pour un titre quasiment durassien : She Said, « elle a parlé », dit ce moment de bascule où une victime accède à sa parole intime puis publique, troue un silence parfois planétaire, souvent installé depuis des décennies, y compris en elle-même, celui en l’occurrence qui allait donner naissance à une déferlante en deux autres mots, #MeToo.

Au départ, un prix Pulitzer, les plus grands mythes de l’Amérique

Titre éponyme de l’ouvrage* des deux journalistes du New York Times à l’origine de l’affaire Weinstein, récompensées du prestigieux prix Pulitzer, She Said se présente comme un long-métrage d’investigation, le premier en salles à être consacré à l’enquête Weinstein. Signé par la réalisatrice allemande Maria Schrader, plus connue jusqu’à présent comme actrice, il convoque pas moins de deux des plus grands mythes du cinéma américain : la presse et Hollywood. Cependant, à l’image de ce continent noir des crimes sexuels enseveli sous les tapis rouges des Oscars, le personnage principal s’avère également le moins présent à l’écran. Carrure de colosse et voix menaçante d’outre-tombe, Weinstein se résume si l’on peut dire à de rares apparitions le plus souvent de dos. Figure shakespearienne, incarnation du mal idéale, son ombre va lourdement peser, hanter la parole des victimes, les salles de rédaction, et mettre en branle des puissances phénoménales : les deux plus grands titres de la presse américaine, leurs armées d’avocats, des sommes astronomiques, et toute une industrie du cinéma jusque-là intouchable.

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Ni fiction, ni documentaire, une réalité documentée

Le poids de cette figure dans le film peut aussi dire autre chose : le manque d’épaisseur des deux personnages d’enquêtrices jouées par Carey Mulligan et la petite-fille d’Élia Kazan, Zoe Kazan ; une réalisation peu habitée ; un scénario forcément prévisible et répétitif. Durant plus de deux heures, nous assistons au déroulement de la tenace investigation des enquêtrices, confrontées dans un premier temps au mur de silence des victimes et au long travail de réassurance nécessaire pour les faire parvenir à une parole, puis à l’acceptation de la porter publiquement.

Pour qui a peu suivi le déroulement de l’affaire, She Said présente un double intérêt : celui de dérouler l’historique des faits au rythme d’un montage nerveux, et de montrer l’emmurement des victimes dans la honte, la sidération, et la puissance des accords signés avec le magnat d’Hollywood. Pour qui connaît les faits, She Said se présente comme un objet cinématographique apparemment fidèle mais sans s’aventurer sur les plates-bandes du documentaire.

Copyright © Universal Studios. All Rights Reserved.

Il est passionnant d’imaginer ce qu’aurait fait Orson Welles d’un tel sujet. Un magnat d’Hollywood propulsé comme sujet principal d’une œuvre cinématographique à gros budget. Fantasme de réalisateur, fiction improbable, imaginaire universel, dialectique parfaite du bien et du mal, un vrai scénario hollywoodien. Que She Said ne déploie pas. À son crédit, une sobriété apparente, une absence d’emphase hormis dans la bande son surlignant à tout va chaque moment d’émotion. À son discrédit, un certain manque de souffle. Le caractère historique et le retentissement de l’événement restent peu perceptibles et exploités.

Gloire aux forces du Bien et à l’Amérique

She Said présente beaucoup plus d’intérêt dans sa plongée au sein de la vie d’un grand journal. Les seconds rôles tenus par Patricia Clarkson, magnifique de profondeur, d’intelligence et de sagacité et par un André Braugher aguerri, massif et offensif dessinent un second plan réjouissant, laissant entrevoir les questions de fond du métier de journaliste : à partir de quand un fait devient-il un sujet de société et donc un sujet pour la presse ? Quelles qualités humaines et professionnelles s’avèrent nécessaires pour y croire et le porter ? Quelle direction imprimer dans le temps à une enquête si longue et si ardue ?

Nous nous retrouvons sur l’un des terrains de jeux favoris du cinéma américain, le film sur « le quatrième pouvoir », ses contre-pouvoirs vertueux ou pas, ses titres historiques que sont Citizen Kane, Le Grand Passage, Bas les Masques, Le Grand Chantage, Le Gouffre aux Chimères, L’Extravagant Mister Deeds, Les Hommes du Président, Network, Spotlight etc. Mais, si Citizen Kane s’avère virtuose dans le portrait complexe de son personnage pour atteindre une humanité universelle, She Said en se situant dans une opposition binaire laisse Weinstein dans une ombre monolithique. Les open space actuels ne crépitent plus au son des rotatives ou des Remington dans l’effervescence enfumée des salles de rédaction, l’immédiateté des portables omniprésents a remplacé le suspense des numéros qu’on compose sur un cadran téléphonique, les recherches ne nécessitent plus de courses effrénées sauf contre la montre face à un écran de Macintosh, bref, l’univers du journalisme s’avère nettement moins cinégénique qu’auparavant. De plus, ici règne l’harmonie entre les journalistes et leur hiérarchie, aucun risque juridique n’est pris dans l’enquête, la solidarité féminine joue à plein, et tout va dans le sens d’un dénouement rendant gloire aux forces du Bien. She Said entend coller à la réalité des faits y compris en faisant jouer Ashley Judd dans son propre rôle, y compris en faisant intervenir de façon récurrente les mythiques immeubles de New York en général et du New York Times en particulier, en vues plongeantes et étincelantes de nuit, dans un écho parfait à la gloire de l’Amérique.

Redresseuses de torts

La véritable rupture de She Said porte certainement sur le casting : les mythiques enquêteurs laissent enfin place à des enquêtrices et c’est la force d’une solidarité féminine se créant au fur et à mesure de l’enquête qui l’emmène de façon inexorable vers son dénouement. Les redresseurs de torts devenues des redresseuses dénonçant les problèmes de société ne carburent plus à l’adrénaline devant des cendriers pleins, doivent supporter la charge supplémentaire d’enfants à la maison voire d’une dépression post-partum, n’épatent plus la galerie en fonçant en décapotables, ont choisi des maris aidants et maternants, en somme, inscrivent She Said dans une actualité rendant heureusement justice à une figure féminine longtemps escamotée.

Zoe Kazan, Carey Mulligan, Andre Braugher, Patricia Clarkson. Copyright © Universal Studios. All Rights Reserved.

Mais si She Said ouvre de brèves et salutaires fenêtres narratives sur la vie privée des enquêtrices, il reste à la porte d’un pan crucial de l’histoire. Qu’est-ce qui favorise une position de victime ou de non-victime aux yeux d’un harceleur ? Comment devient-on un Weinstein ? Comment se forgent les enquêtrices et les équipes qui vont le faire trembler, puis chuter ? La narration factuelle élude cette dimension qui aurait permis une compréhension transcendant la simple opposition du monstre et de sa victime, et son corollaire rassurant : le monstre, c’est toujours l’autre.

Malgré son manichéisme, She Said n’en fait pas moins œuvre de témoignage, sincère et nécessaire, sur ce moment historique qui, en 2017, a fait émerger et exploser la part cachée d’un iceberg de domination masculine et patriarcale.

FICHE TECHNIQUE

Drame US – Couleur – 2h 09min
Réalisation : Maria Schrader
Scénario : Rebecca Lenkiewicz, d’après le livre de Jodi Kantor et Megan Twohey
Direction artistique : Tommy Love
Montage : Hansjörg Weißbrich
Décors : Philippa Culpepper
Musique : Nicholas Brittel
Costumes : Brittany Loar
Photographie : Natasha Braier
Production : Lexi Barta, Dede GardnerJeremy Kleiner et Brad Pitt
Sociétés de production : Annapurna Pictures et Plan B Entertainment
Société de distribution : Universal Pictures (États-Unis, France)
Casting :
Carey Mulligan : Megan Twohey
Zoe Kazan : Jodi Kantor
Ashley Judd : dans son propre rôle
Samantha Morton : Zelda Perkins
Patricia Clarkson : Rebecca Corbett
Andre Braugher : Dean Baquet

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A propos de Danielle Lambert

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