En 1994, on découvre Dark Waters, réalisé en Ukraine par un cinéaste de 27 ans d’origine italienne : une des plus belles adaptations non officielles de Lovecraft, qui, avec ses processions de nonnes dans la nuit, sa dimension visionnaire et ésotérique et ses crimes rituels, renvoie tout autant au graphisme horrifique d’Argento et aux abîmes carpenteriens, qu’aux paysages dévastés d’un Stalker de Tarkovski ou aux épouvantes métaphysiques de L’heure du Loup de Bergman. Mariano Baino a tout compris de Lovecraft et de sa teneur davantage poétique que narrative. L’insulaire et ténébreux Dark Waters convoquait ainsi un univers cauchemardesque où l’épouvante classique le disputait à l’échappée expérimentale.
Comme toujours, après ce choc de la première œuvre, on attend la suivante ; et malgré des projets et en dépit de quelques courts-métrages, aucun long-métrage ne voit le jour. Il y a 12 ans, Mariano Baino nous apprend enfin qu’il s’attèle à un nouveau film. Ce sera Astrid’s Saints, qu’il tournera à Brooklyn avec Coralina Cataldi Tassoni, sa compagne et sa muse comme protagoniste principale, qui en co-écrit aussi le scénario. Un crowdfunding est annoncé, mais les années passent et rien ne se fait. Et pourtant le projet est loin d’être à l’eau. La genèse du film serait bien trop longue à expliquer, mais Mariano Baino est obligé au fil des années, écœuré par ses différentes expériences avec les processus de production, de changer ses ambitions, de se tourner vers l’auto-production, et finalement, 30 ans après Dark Waters, Astrid’s Saints est là, enfin. Coralina Cataldi Tassoni y incarne Astrid, une mère endeuillée et esseulée qui, au gré de rituels et d’invocations auprès des saints, espère faire renaître son fils Daniel du trépas. Chaque jour, un nouveau saint, et chaque jour, un nouvel espoir prenant racine dans l’élan artistique de la foi : jusqu’à l’épuisement de l’image, la saturation du son, et la psychose narrative, qui s’exprime par le personnage fragmenté et torturé d’une mère consumée dans la quête de son enfant disparu.
Plus qu’un film, c’est une œuvre faite avec ses battements de cœur où la douleur, au centre du film, est nourrie sans cesse par la douleur de créer. On se méfie toujours d’un créateur qui revient après des décennies de silence. Aurait-il encore quelque chose à dire, en a-t-il encore l’énergie et la foi ? Qu’on se rassure, Astrid’s Saints est plus que jamais à la hauteur des espérances : une œuvre difficile, exigeante, quasiment expérimentale, faite d’urgence et de poésie, qui vient confirmer toute la singularité narrative de l’univers de Mariano Baino, faisant plus confiance à la teneur poétique de l’image, au montage et à un design sonore torturé qui nous entraine dans l’abîme, qu’au texte et au dialogue. Le cheminement, hors de toute linéarité, ne possède pas de finalité directe. Il compte sur le ressassement obsessionnel et le regard empirique de qui y est convié.
Les mots pourtant sont bien présents dans toute leur répétition, servant la logorrhée de souffrance d’Astrid, quelque part entre la comptine enfantine et la litanie religieuse. Astrid, la mère plongée dans son désespoir, chante comme un refrain les mêmes phrases lancinantes, comme si les répéter pouvaient leur conférer une dimension magique, celle qui invoquerait les saints et le fantômes et ramènerait son fils à la vie. Le film possède ainsi sa propre prosodie, dans une « musique » visuelle et scénaristique, composée de boucles qui reviennent sans cesse pour mieux trouver leur sens dans leur accumulation. Cette grammaire en « phrases » périodiques, d’ordre ni tout à fait sonore, ni tout à fait cinématographique (car à mille lieues des formats auxquels les industries créatives nous ont habitués ces dernières décennies), pose d’emblée les règles d’un univers bien à part, dans lequel nous pouvons nous perdre librement comme nous alimenter. Y revenir encore et encore nous ouvre aux détails que nous aurions pu manquer, à y regoûter différemment, à réeffectuer le même exercice avec l’expérience de la fois précédente.
Si Dark Waters s’échappait déjà du genre par ses humeurs mystiques, Astrid’s Saints creuse un peu plus le sillon du fantastique, de la frontière entre deux mondes comme un espace métaphysique. Visuellement, il s’inscrit dans la continuité de Dark Waters. Celles et ceux ayant été marqués par les décors de son premier opus trouveront ici matière à admirer à nouveau la manière dont Mariano Baino occupe souverainement un espace dédié. Ici la maison d’Astrid, quelques couloirs et cavernes —dans une ville italienne sans issue, où l’on peut cependant se cacher, tout en retraçant les itinéraires— donnant l’impression d’évoluer dans une demeure troglodytique aux mystérieuses teintes orangées, où la chambre de l’enfant reproduit un paysage de forêt, des branches sculptant la pierre froide des murs, et des lanternes rougeoyantes faisant danser les ombres. Tantôt la silhouette arborescente du bois confère le réconfort d’un abri, à la lueur des bougies, tantôt elle convoque la prison glaciale et inquiétante d’une toile d’araignée : l’espace de la maison, chez Mariano Baino, devient un décor artisanal reflet d’une parcelle émotionnelle, oscillant au gré de la lumière —la caméra— projetée tour à tour sur un fragment de l’identité trouble et fissurée d’Astrid. Y circonscrire un récit serait une gageure sans son talent pour parer chaque parcelle de ce décor d’une identité propre, d’une force choisie, étudiée, minutieusement pensée. La petite masure d’Astrid devient ainsi un labyrinthe mental, un écrin qui la reflète de toutes parts, un lieu rempli de tous ces morceaux épars d’elle-même qu’elle peine à rassembler : une infinité de petits miroirs perlant suspendus au mur parmi lesquels elle se perd ; leurs reflets scintillant, s’entrechoquant et carillonnant jusqu’à la symphonie baroque du chagrin éperdu, où le regard ne parvient jamais à se reconnaître.
Et puis cette présence de Daniel, son fils disparu, enfermée dans chaque objet, dans chaque dessin, dans chaque morceau de vie. Réalisés par Mariano Baino lui-même, le vitrail de Saint Daniel, les dessins, le livre pop up que lit la maman à son enfant, le jeu de cartes autour des saints, tout renvoie à l’immense implication personnelle de ses créateurs, comme une porte ouverte sur leur monde et leur psyché, comme un cadeau précieux offert aux heureux spectateurs présents dans la salle ce soir-là. Dans cet antre où l’eau s’écoule sans fin on ne cesse de s’interroger sur le véritable état d’Astrid. Est-elle de ce monde, ou coincée entre deux dimensions, quelque part dans les limbes ?
Spirituellement, Astrid’s Saints est un puits sans fond de questions, qui trahit le règne du doute. A l’image d’une certaine conception de la religion perçue comme un pansement posé sur la souffrance et la peur de la mort pour se cacher l’atroce vérité, Astrid’s Saints exploite à merveille le terrain de la double interprétation. Dans son infinie solitude, Astrid y fait des rencontres, réelles ou imaginaires, et l’intérieur désolé se mue en lieu de sororité où pourraient se rencontrer et s’écouter toutes les mater dolorosa, celles qui accablées par le destin furent poussées à l’infanticide. Le rituel, porté à l’incandescence par le cinéaste et l’actrice, soigne et aliène car il implique aussi physiquement le spectateur, destiné à porter sa croix, à se mettre à la place d’Astrid. Et le long-métrage ne peut se décrypter qu’une fois ce mimétisme entamé, accepté, et enfin internalisé.
L’ambiguïté religieuse renvoie indéniablement à celle de Dark Waters lorsque Mariano Baino montrait les maléfices de nonnes dont l’habit semblait pourtant garantir l’authenticité chrétienne. Si Astrid’s Saints se déploie comme une quête, il s’agit avant tout de celle d’une mère cherchant à survivre à son enfant avant de vouloir le retrouver. Et si les notions de culpabilité et d’expiation suintent des situations, les saints que convoque Astrid rythment son histoire comme des chapitres et apparaissent in fine presque plus comme des entités païennes que comme des figures divines. Astrid’s Saints s’éloigne du dogme en confondant les saints et les fantômes. Egrenés tels les perles d’un chapelet, ces saints protecteurs révèleront leur vraie nature d’enfant martyr lors d’un dernier acte bouleversant où le conte morbide abat définitivement ses cartes pour nous laisser chancelants face à la terrible vérité.
Loin de tout prosélytisme (donc aux antipodes des prêches catholiques d’un James Wan), malgré le sentiment de délivrance, c’est l’impuissance qui domine. Le doute et le silence finissent par envahir le décor à l’instar du labyrinthe intime de sa protagoniste. Difficile de ne pas percevoir le cheminement d’Astrid comme un glissement funèbre, une errance vers la mort et son acceptation. Vouée corps et âme au rôle d’Astrid, Coralina Cataldi Tassoni prête à cette mère éplorée une douleur incommensurable, parfois difficile à soutenir pour qui voit cette souffrance emplir l’écran, avec ses hurlements fracassant le cadre, et son visage d’affliction déformant l’image dans le trouble de ses larmes.
Astrid a-t-elle raison de croire, ces saints existent-ils ou se sont-ils installés dans un cerveau en proie à la folie ? La reprise incessante des mêmes scènes au gré d’un montage hypnotique et répétitif, qui imprime la rétine de ce moment traumatique de l’agonie du petit garçon dans son lit, laisse penser à un glissement de la raison. Et si le surnaturel est avéré, les saints sont-ils maléfiques ou bienveillants ? Dans Astrid’s Saints, la réponse n’existe pas et la lumière a été avalée par l’obscurité. La croyance est au centre d’Astrid’s Saints dans une approche syncrétique qui entremêle christianisme, mysticisme et fantastique pur, comme si les frontières étaient effacées : croire en des divinités et au surnaturel, croire aux fantômes et aux saints sont le même signe d’une conception cosmique, élémentaire, du monde, qui brouille nos repères et nos certitudes. Astrid’s Saints apparaît d’autant plus comme un grand film de fantômes qu’il ne les montre pas. Il illustre le mot dans son acception la plus italienne : fantasma. Le fantastique et le fantasme. C’est peut-être dans son incroyable espace sonore qu’il nous laisse le plus « regarder » les spectres… les pressentir. C’est bien l’invisible qu’il met en scène. La caméra erre avec lui dans ces lieux nus, épouse le moindre des gestes d’Astrid, sa perception, se cogne à ses miroirs suspendus et à ses ombres.
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