Dans son dernier film, Mario Martone s’attache à retracer avec une exactitude remarquable et une image somptueuse la vie du grand poète italien Giacomo Leopardi. Mais parvient-il pour autant à trouver la bonne distance avec son sujet et à éviter les écueils du biopic académique ?
La réalisation de Leopardi a amené Mario Martone à se replonger dans l’œuvre et la correspondance du célèbre poète italien pour mettre en images « l’histoire d’un esprit ». Elio Germano, qui incarne l’écrivain à l’écran, déclare quant à lui avoir « passé toute [son] année 2013 avec Leopardi ». A la fréquentation des œuvres du poète s’ajoute le fait que l’équipe a pu tourner une bonne partie du film à Recanati, dans la maison natale de Leopardi – autant d’éléments qui font de ce film un portrait particulièrement fidèle et inspiré du poète.
Poète, philosophe, traducteur, helléniste accompli, Giacomo Leopardi (1798-1837) a passé ses premières années à Recanati, où il a grandi entre les murs d’une bibliothèque, entravé par une mère dévote et autoritaire et un père trop aimant et tyrannique. L’enfant prodige devient un jeune homme maladif, fiévreux et passionné, dont les mornes journées d’études sont éclairées par les lettres qu’il reçoit de Pietro Giordani, intellectuel qui l’encourage à poursuivre son activité de poète. Cette première partie du film est particulièrement aboutie tant Martone parvient à rendre la sensation d’étouffement qui étreint le jeune homme. Giacomo finit par rejoindre Florence, rompant ainsi les liens avec sa famille. Là, il fréquente les salons éclairés et connaît le succès. Accompagné par Antonio Ranieri, jeune napolitain dévoué, Giacomo rencontre Fanny Targioni-Tozzeti dont il tombe éperdument amoureux. Mais c’est avec Antonio que la belle aristocrate entame une liaison, au grand désespoir de Giacomo. Sa santé se dégrade et le poète perd la faveur de ses pairs qui goûtent de moins en moins sa poésie pessimiste et son humeur mélancolique. Progressivement rejeté par les intellectuels de son temps, il finit par accepter de suivre son ami Antonio à Naples. Son séjour napolitain donne lieu à certaines des plus belles scènes du film, qui voient Leopardi fraterniser avec les habitants démunis de la ville. Alors qu’une épidémie de choléra décime la population, Ranieri et Giacomo déménagent à nouveau pour s’installer dans une villa surplombée par le Vésuve. Les semaines passent et le volcan entre soudain en éruption : il recouvre de cendres le paysage tandis que la lave ensevelit la végétation. Cette séquence est accompagnée par la lecture de « La Ginestra » (le Genêt), long poème de Leopardi aux résonances philosophiques et cosmiques. C’est à ce moment-là que Mario Martone décide d’abandonner son personnage. Si ce choix peut sembler arbitraire, d’autant plus discutable que jusque-là le film suivait un parcours relativement linéaire dénué d’ellipses, cette dernière séquence se clôt sur un point d’orgue : à l’image du genêt qui croît sur des terres que la lave a détruites puis régénérées, l’œuvre de Leopardi, « l’infelicissimo » (malheureux entre tous), a pour terreau ses amères déceptions.
C’est à Renato Berta, directeur de la photographie, qu’on doit ce sens de la lumière et de splendides chromatismes en bleu et gris. Certaines scènes d’intérieur, très léchées, semblent émaillées d’un vernis influencé par les maîtres flamands. Ainsi, le plan qui montre le comte Monaldo, le père de Giacomo, de profil dans l’encadrement de la porte de sa bibliothèque, n’est pas sans faire penser à Vermeer. Le cadrage y associe le père à un geôlier cruel, qui aurait enfermé son fils dans l’enfance.
Toutefois, Mario Martone se heurte à une difficulté majeure : celle de filmer la création littéraire et l’activité du poète. Trop près de son sujet, le réalisateur montre souvent Leopardi au travail – poncif qui ne rend en rien le mystère de l’écriture poétique. Alors que Giacomo lit ses poèmes, des gros plans de son visage alternent avec des plans panoramiques de la campagne. Plus gênant, si la lune est un motif essentiel dans la poésie de Leopardi, il ne semblait pas forcément nécessaire de tomber dans le cliché en montrant le jeune homme à la fenêtre au clair de lune, la plume à la main, d’autant que cette scène est récurrente. A ces plans convenus succèdent des séquences d’une audace formelle indéniable mais qui laissent perplexes. L’insertion de visions oniriques issues des poèmes de Leopardi scande la deuxième partie du film et vise à plonger le spectateur dans l’imaginaire du poète : c’est ainsi qu’a lieu, entre autres, un face à face inquiétant entre Giacomo et une immense statue dont le visage rappelle celui de sa mère – scène qui rejoue la confrontation entre Œdipe et le sphinx. A ces visions fantasmatiques s’ajoutent des scènes dans lesquelles la nature grandiose a le rôle principal et qui évoquent l’univers élégiaque de Terrence Malick. Là où Jane Campion, en se penchant sur l’idylle de Keats et de Fanny Brawne dans Bright Star (2005), parvenait à donner à voir la création poétique tout en proposant un point de vue sur le monde, Mario Martone échoue à nous montrer la poésie en train de s’élaborer.
La musique de Sascha Ring insuffle une tension, une ampleur lyrique à Leopardi et réussit généralement à dramatiser les élans passionnés du poète tout comme ses frustrations personnelles et amoureuses. Mais l’insertion d’une chanson de folk en anglais au beau milieu d’un film d’époque en italien dont l’anachronisme aurait pu constituer un choix osé pour traduire l’universalité poétique a surtout pour effet de créer un hiatus préjudiciable à la cohérence du film.
Malgré ces réserves et les insuffisances consubstantielles au genre du biopic, bien que trop appliqué et quelque peu laborieux, le film suggère bien le drame de grandes espérances déçues, d’une existence gâchée et – pour paraphraser Pietro Citati – montre la vie de Giacomo Leopardi comme « une blessure ouverte au cœur de sa jeunesse et jamais refermée ». Leopardi a du moins le mérite de faire redécouvrir l’œuvre colossale d’un poète encore trop méconnu.
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