Enys Men est vraisemblablement une île des Sorlingues, au large des Cornouailles. Un lieu reculé, battu par les vents, où ne pousse qu’une lande cramée, desséchée par le sel marin et les éléments, où ne semblent pouvoir vivre que la nature sauvage, les oiseaux ou les insectes. Peu habitable, en somme. Cependant, quelques traces humaines subsistent en ce lieu aussi ouvert au grand air que fermé au monde : restent les ruines de la cheminée d’une mine désaffectée, fermée depuis belle lurette au regard de la végétation qui en a envahi les infrastructures, ainsi qu’un débarcadère permettant d’apporter les vivres à la seule personne qui continue à résider en ce lieu magnifique et hostile : une femme dont on ne sait pas grand-chose (Mary Woodvine, présence forte portant bien entendu le film sur ses épaules du fait de la solitude perpétuelle de son personnage) si ce n’est qu’elle est là pour observer la croissance de fleurs rares poussant inexplicablement sur le bord d’une falaise de l’île. Rythmée par une routine constituée des allers-retours vers l’objet d’observation, la prise rigoureuse de relevés le concernant et une vie quotidienne peu trépidante, la perception de cette botaniste va peu à peu se dérégler et mener cette femme rongée par la solitude vers une forme d’aliénation vraiment oppressante.
Enys Men permet la découverte en France de Mark Jenkin, jeune réalisateur lui-même cornouaillais, dont le premier film fait montre d’une belle aisance formelle autorisant presque les manques parfois immenses jalonnant son récit. Parce que dans un film d’atmosphère comme celui-ci, se développant autour d’une âme en peine et au bord du gouffre devant affronter ses démons et ceux de l’endroit dans lequel elle vit, la mise en scène elle-même se fait justement intrinsèquement récit. Que raconte la mise en scène de Jenkin, donc ? Dans un premier temps, la solitude et l’ennui de son personnage, dont les symptômes envahissent tout ce qui l’entoure : le cycle des vagues se fracassant en cadence sur les falaises en contrebas de l’endroit où poussent les jolies fleurs rares, la routine des relevés continuellement inchangés d’une journée à l’autre (« No change » écrit de façon répétititive sur son cahier de données), le vent ininterrompu balayant la lande. Ou encore le bruit blanc du récepteur radio posé dans la petite pièce de travail de la scientifique, nid à parasites s’inscrivant dans la pâte sonore du film au même titre que le groupe électrogène lui permettant de vivre à peu près confortablement. Le personnage de la botaniste vit donc dans un premier temps par le son, pourtant paradoxal : il est une concrétisation de la routine de cette femme esseulée, une sorte de compagnon sur lequel s’appuyer tout en représentant également sa solitude, tant et si bien que la mise en péril de son caractère cyclique, redoublant la litanie des jours semblables, ne peut qu’aboutir à la perturbation (le manque d’essence permetttant au groupe électrogène de fonctionner comme premier grain de sable).
L’idée de cycle en équilibre précaire est renforcée par le montage, enchaînant sans peur de perdre le spectateur les séquences voire certains plans identiques sans variation (ou presque), jusqu’à lancer la musique évanescente que Jenkin a lui-même composée (il est également scénariste, monteur image et son, ingénieur du son et directeur de la photographie sur son film !) lors des instants où la femme traverse la lande, tournant le dos à une pierre commémorant une tragédie ayant eu lieu au large un siècle avant, minéral ayant tout d’une sorte d’énorme rune ésotérique. Mark Jenkin représente paradoxalement la monotonie avec une énergie graphique stupéfiante, ne laissant rien au hasard comme l’impose le filmage en 16-millimètres interdisant la multiplication des prises. Ce sont justement cette énergie, l’hyperbolisation du son, les effets de boucle du montage (exemplairement le motif itératif de pierres jetées dans un puits) qui permettent au malaise de sourdre dans la première partie du film (comme on parlerait de comique de répétition, il existe dans Enys Men une terreur de répétition), tremplin vers l’étrange détraquement horrifique qui va se révéler dans la seconde moitié.
Ce qui était continuité devient discontinuité par la soustraction d’un son (le groupe électrogène en panne sèche, donc). Le son manquant se transforme en rupture temporelle, et plonge le film dans la crise d’un personnage désaxé, dans une démarche presque romantique (la description de l’île tient lieu de véritable paysage intérieur). Enys Men mute alors en une sorte d’oeuvre baignée dans une folk horror très particulière, qui aurait infusé dans le cinéma de Peter Strickland, grand metteur en scène du son comme véhicule menant à une épouvante intime (Berberian Sound Studio, 2012). Et la discontinuité devenant peu à peu une faille vertigineuse dans laquelle s’engouffre l’idée même de temporalité et, par ricochet, de réalité de tout et de l’île même, deux notions mises en cause voire abolies dans une sorte de version courte et arty, sans les moyens hollywoodiens ni la gourmandise narrative, de la série Lost (J.J. Abrams, Jeffrey Lieber, Damon Lindelof [2004-2010]).
Le film de Mark Jenkin devient alors une sorte de millefeuilles temporel dans lequel les différentes strates se rejoindraient pour ne plus former qu’un ensemble incohérent, sans repères, actualisant au présent la mémoire traumatique du passé, tant celle de l’île (les mineurs de fond vraisemblablement morts sous terre, comme le montre une broderie accrochée sur un mur ; le naufrage de sauveteurs en mer venus ravitailler un ancien habitant du petit territoire) que celle de la botaniste elle-même. Enys Men semble tout entier guidé par cette volonté de confronter les temporalités les unes avec les autres, de faire cohabiter les vestiges du passé avec un présent par là même perturbé de voir les douleurs et leur incarnation remonter en surface, comme remonteraient de sous terre des éléments fossilisés sur un chantier de fouilles archéologiques. S’il est parfois exigeant de par son rythme et sa stratégie narrative du ressassement, le très joli Enys Men s’avère cependant profondément abouti du fait de la cohérence de sa construction conditionnée par la mise en scène : les micro-événements qui revenaient de séquence en séquence dans la première moitié du film annonçaient finalement un vrai film de revenants figés dans le temps. Avec son premier film, Mark Jenkin s’annonce d’emblée comme un cinéaste très prometteur du cinéma britannique contemporain, et attise la curiosité quant à la suite alléchante de sa filmographie.
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