Dans l’Irlande des années 20, sur l’île (fictive) très peu peuplée d’Inisherin, alors que gronde la guerre civile aux alentours, Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell), découvre subitement et sans motif apparent que son grand ami, Colm Doherty avec lequel il était encore au pub la veille, a décidé de rompre toute relation à son encontre.
Tous les jours de la semaine, depuis des années, les deux hommes se rendaient au pub, accueillis gaiement par Jonjo Devine (Pat Shortt) le gérant. Celui-ci ainsi que les habitués sont tout d’abord incrédules, puis il se rendent à l’évidence : Colm ne supporte plus Pádraic. Il sort du pub lorsque celui-ci entre, joue de la musique avec quelques étudiants de passage en soirée, ignore la présence de Pádraic lorsque celui-ci tente d’attirer son attention. Cette situation qui aurait pu être blessante mais non dramatique, s’avère un cataclysme pour Pádraic, dévasté. Sans autres parents que sa sœur Siobhán Súilleabháin (admirable Kerry Condon) qu’il chérit, homme très simple, il a gardé une âme d’enfant. Il vit entouré d’animaux qui lui tiennent lieu de famille : vaches, chevaux blancs et surtout l’ânesse Kelly à la robe noire, qu’il accueille pour le petit déjeuner et parfois pour dormir, au grand dam de sa sœur.
Un bestiaire gracile et gracieux peuple l’île et le film de sa présence silencieuse comme pour mieux affirmer cette osmose avec le vivant, l’élémentaire : brebis et bouc sauvages, vaches blanches que Pádraic emmène paitre à l’aube depuis sa charrue conduite par son grand cheval gris et blanc, l’ânesse Kelly qui sait toquer à la porte d’entrée et agite sa clochette lorsqu’elle souhaite rejoindre Pádraic, et enfin, le border-collie noir et blanc de Colm, qui tente de sauver son maître de l’inextricable et accepte de danser avec lui. Bien sûr, les animaux comblent le manque de liens sociaux des deux compères mais Martin Mc Donagh montre également la sensibilité qui les unit à l’homme.

Copyright Walt Disney Company

De cette simple rupture amicale – à l’origine une pièce de théâtre jamais montée par Martin Mac Donagh (également dramaturge), dernière de la trilogie The Aran Island Trilogye (La trilogie des iles d’Aran : The Cripple of Inishmaan (1996), The Lieutenant of Inishmore (2001), The Banshees of Inisheer), le cinéaste élabore une tragi-comédie (1) au cours de laquelle, comme dans ses précédents films (Bons baisers de Bruges en 2008, avec le même duo d’acteurs, Sept Psychopathes en 2012 et Three Billboards : les panneaux de la vengeance en 2017), le spectateur est pris dans un soubresaut d’émotions contradictoires, du rire à la tristesse, de l’empathie à l’horreur, de la confusion à la sympathie, de la pitié à l’admiration, et enfin, d’une cruelle tristesse pour la jeunesse irrémédiablement fauchée sur cette île.

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Chacun des personnages porte en lui le drame d’une vie sur une île apparemment vouée à la déshérence. Aucun enfant, à l’exception du malheureux Dominic (Barry Keogan, irlandais d’origine, comme la plupart des acteurs du film, dans un registre émouvant et tragique à rebours de son rôle dans Mise à mort du cerf sacré (2017) de Yórgos Lánthimos), adolescent maltraité par son père, l’ignoble policier (Gary Lydon) de l’île. Dominic est qualifié par tous – à l’exception de Pádraic – d’idiot du village. Il est pourtant d’une intelligence désespérée par cette solitude insulaire, et le symbole de la disparition progressive des habitants sans descendance de cette île.

Pádraic est un régal de candeur, de naïveté, d’intégrité et de colère, tout d’abord, lente à s’installer puis fulgurante. Au terme d’un parcours initiatique, dont l’origine est une querelle amicale sur la question du temps imparti avant la mort, il accèdera à une dureté qu’il ne se connaissait pas lui-même. En face de lui, Colm (Brendan Gleeson) est un être éthéré, et par bien des égards face à l’incommensurable qu’il s’afflige, dépressif. Plus âgé, il a décidé de consacrer ses dernières années à la musique (et l’on notera que les compositions interprétées par Brendan Gleeson au violon sont de lui-même) tandis que Pádraic estime que les conversations les plus banales (et les siennes le sont au plus haut point !) dont il est coutumier font le charme de la vie. Paradoxalement, au fil des événements, Colm sera toujours là pour soutenir Pádraic. Cependant, il lui fera payer cher son aide en retour. Tout en rage intérieure et attirance mystique pour la musique, Brendan Gleeson fait face à un Colin Farrell extériorisant le mal être de son personnage. Une séquence magistrale confronte Colm entouré de musiciens (ils surgissent la nuit au pub mais ne semblent pas habiter sur l’île, celle-ci étant un lieu de passage), à un Pádraic, à l’accoutumée enfantin et discret, soudainement enhardi par l’alcool. Celui-ci oppose, avec fracas, l’amitié et les liens fraternels à l’art et à la postérité, que défend Colm. La longue tirade de Pádraic qui s’achève par la revendication de son mépris pour Mozart et un certain « Borvoven » et par une déclaration d’amour fraternel pour sa sœur pourrait résumer à elle seule cette atmosphère particulière de The Banshees of Inisherin, toujours entre l’humour et l’amertume, la drôlerie y étant toujours mélancolique. Colm et Pádraic ne sont pas de grands intellectuels, mais chacun défend une position qui a tout son sens : faut-il vivre pour l’art et la postérité, comme Colm désormais, ou simplement dans un temps social qui est le nôtre, et dans l’amour de nos proches ?

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C’est à la naissance d’un nouveau Pádraic à laquelle on assiste, de l’apparent benêt à l’être déchiré, il passe par une multitude d’émotions et de facies, de sentiments, de mots circonstanciés. Son cheminement psychique agit également sur son corps qui deviendra de plus en plus droit. Au sommet de son art, Colin Farrell s’éloigne enfin des personnages plus froids et compassés, presque silencieux qu’il a incarné ces derniers temps (notamment dans La mise à mort du cerf sacré, Les Proies (2017) de Sofia Coppola, ou encore littéralement caché par des implants et du maquillage dans The Batman en 2022 de Matt Reeves). Martin MacDonagh semble avoir le don de le transformer en clown … plus ou moins triste. On se délecte encore de certaines séquences de Bons baisers de Bruges et d’autres viennent ici s’ajouter. Le duo, Colin Farrell et Brendan Gleeson, est aux antipodes des deux sympathiques mafieux de Bons baisers de Bruges, mais leur complicité fonctionne à merveille.

Personnage à part entière, le cadre insulaire et sublime englobe ses personnages, semble les protéger alors qu’elle les isole de plus en plus, comme de petites particules appartenant à un grand tout dans lequel ils se perdent, définitivement seuls. Les plans larges ne leur font pas de cadeau et les égarent dans le cadre. Epousant à la fois ce caractère grandiose et impassible, la photo de Ben Davis ne plonge étonnement pas ses teintes dans le grisâtre habituel des paysages sauvages et dépressifs, mais opte plutôt pour des couleurs vives et bienveillantes qui dissimulent ce silence universel. La caméra surplombe l’île et la montre sous tous ses horizons. Champs à pertes de vue mais aussi montagnes à pic surgissant de l’eau, rochers surplombant un océan sauvage. Les alentours de la maison de Pádraic et Siobhán, bien que leur demeure soit probablement blanchie à la chaux et agréable à l’œil, pourraient être décrits en des termes similaires à ceux d’Émily Brontë dans Les Hauts de Hurlevent (à cela près, bien sûr, qu’Émily Brontë n’était pas Irlandaise) :

Certes on doit avoir là-haut un air pur et salubre en toute saison : la force avec laquelle le vent du nord souffle par-dessus la crête se devine à l’inclinaison excessive de quelques sapins rabougris plantés à l’extrémité de la maison, et à une rangée de maigres épines qui toutes étendent leurs rameaux du même côté, comme si elles imploraient l’aumône au soleil.

Le film a été tourné d’août à l’automne 2021, et pourtant la chaleur, même lorsque le soleil perce, ne semble jamais s’infiltrer sur les lieux. Enfin dans ce paysage à la force métaphysique, apparaît parfois, au croisement de différents chemins, vers une étendue de sable, une statuaire colorée en bleu, d’une probable sainte Marie, comme surgie du ciel de façon surnaturelle.

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The Banshees of Inisherin suit plus les traces d’un Samuel Beckett que d’un John Ford, avec ces deux hommes intranquilles rongés par leur solitude, avec une peur atroce de leur disparition. Car cette crise qui atteint Colm qui brise sa routine comme celle de Pádraic – et qui pourrait aussi s’apparenter à une pure dépression – est belle et bien existentielle. C’est celle de l’individu vieillissant s’interrogeant sur le sens à donner à sa vie : que faire en attendant la mort ? Poursuivre dans la même voie des jours interchangeables et des discussions de comptoir mais de vraies amitiés ou enfin se décider, à laisser un nom derrière lui, à créer… Derrière ce questionnement, une seule réponse : au bout, il restera sa propre fin. Car rien n’y fait, malgré ses visites régulières au confessionnal. Dieu n’a pas franchement l’air d’être de ce monde.

Des événements sanglants qui surviennent, on ne dira mot, mais rappelons que le terme Banshees(connu par certains par Siouxsie and the Banshees) désigne dans la mythologie celtique irlandaise des créatures venues de l’au-delà, dont les cris annoncent la mort. Dans le film, une vieille dame, quelque peu envahissante, malgré sa silhouette discrète et sombre, prédit, telle une sorcière, les événements avant qu’ils n’arrivent. Pour autant, ce film ne joue pas avec le fantastique mais avec les sentiments, ceux des personnages et ceux du spectateur. La musique lancinante de Carter Burwell accompagne somptueusement les humeurs de ces humbles aux tempéraments haut en couleurs. Chacun est un être particulier, et c’est avec une grande empathie que Martin McDonagh les montre tour à tour dans leurs singularités comiques ou tragiques, chacun contribuant au pittoresque du récit. Sheila Flitton, en sorcière surgissant aux coins des chemins ou sur le sommet des falaises est lugubre à souhait, le prêtre incarné par David Pearse, est d’une ambiguïté délicieuse, Pat Shortt est un tenancier de pub impliqué dans les drames de ses clients, Bríd Ní Neachtain, une épicière et postière indiscrète etc… Enfin, Siobhán est non seulement une sœur au grand cœur mais aussi la seule personne cultivée de l’île.

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Ode à l’amitié et aux liens familiaux (magnifiques entre Pádraic et Siobhán, terrifiants entre Dominic et son père) le film dresse aussi le triste tableau d’une Irlande sublime et mortifère, dans lequel perce un regard parfois désespérant sur une génération condamnée à disparaître, si terriblement incarnée par Dominic (Barry Keogan). Difficile de ne pas voir également en cette fracture amicale un écho métaphorique au conflit du pays, fraternité rompue entre les Irlandais, tout comme ce qui se joue entre les deux hommes. C’est encore plus flagrant, lorsque régulièrement le cinéaste nous fait entendre les bruits de l’insurrection de 1923 ceux du continent, entendu à partir de ce lieu « idyllique » et protégé. The Banshees of Inisherin n’en ménage pas moins quelques plages lumineuses, par l’importance accordée à la grâce des sentiments entre frère et sœur, humains et animaux, et finalement porté par l’amitié, peut-être bien irréductible de Colm et Pádraic … quelque part entre l’amour et la haine.

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(1) Le film a obtenu le prix du meilleur scénario et du meilleur acteur (Colin Farrell) à la Mostra de Venise 2022. Il est sélectionné ainsi que les acteurs dans les rubriques « meilleur film », « meilleurs acteurs » du 43eme London Critics’ Circle Film Awards. Il a obtenu huit nominations pour les Golden Globes.

 

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A propos de Judith LANGENDORFF

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