En 1643, les pères Rodriguez et Garupe embarquent à Macao pour le Japon sur les traces du père Ferreira, leur mentor disparu. Les chrétiens du Japon vivent alors dans la terreur des persécutions menées par l’Inquisiteur Inoué. Contraints d’abjurer leur foi ou de périr lentement dans d’atroces souffrances, les kirishitans – chrétiens japonais -, pratiquent leur culte dans la clandestinité, tout en étant confrontés au doute, enjoints de choisir entre l’apostasie et la mort.
Silence est un film sur la foi éprouvée. Fidèles au roman dont ils se sont inspirés, Martin Scorsese et son co-scénariste Jay Cocks ont suivi la narration de Shūsaku Endō sur les persécutions anti-chrétiennes dans le Japon du XVIIème siècle. Scorsese, marqué par la lecture d’un roman faisant écho à ses propres questionnements spirituels, a laissé mûrir son projet pendant de longues années. On peut dire que si la plupart de ses films sont traversés d’interrogations morales, Silence marque l’aboutissement plastique et l’expression réussie de l’expérience d’un tiraillement ancré dans le corps. La puissance formelle du film est telle que les scènes marqueront durablement les esprits.
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Les corps des protagonistes sont creusés de stigmates. Rappelons qu’avec Raging Bull (1980), Scorsese avait magistralement filmé les combats de boxe au point d’en faire une allégorie de la trajectoire morale du héros, Jack La Motta (Robert De Niro). Déchiré entre sa soif de rédemption et les exigences crapuleuses des coulisses du ring, convulsé jusque dans les nervures musculeuses de son corps, Jack La Motta arbore, 20 ans après ses faits d’armes, une allure apaisée et bouffie de patron de bar. Aussi bien, dans Silence, les corps des pères Garupe (Adam Driver) et Rodriguez (Andrew Garfield) sont le terrain d’affrontements physiques et moraux. Physiques, parce que les conditions de voyage sont éprouvantes. Les pères ordonnent leur ministère clandestinement, se cachent des jours durant dans une hutte à charbon, naviguent sur des mers agitées, subissent la faim et la soif, traversent des paysages montagneux et boueux au péril de leur vie et endurent des souffrances aussi atroces qu’interminables. Ce chemin de croix n’est naturellement pas dépourvu d’épreuves morales, empreintes de doute et de crise. Le père Ferreira a-t-il vraiment apostasié ? Le guide à la parole oblique est-il digne de confiance ? Comment surmonter la solitude et le silence de Dieu ? Quelle est la vérité du message du Christ Sauveur ?
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Question style, Scorsese a mêlé les influences baroques des peintures du Greco et l’imagerie japonaise. Il a commencé son travail en s’imprégnant de l’histoire de l’évangélisation du Japon du XVème au XVIIème siècle. Silence exprime visuellement les tensions entre les missionnaires portugais et le pouvoir du shogunat, qui déclara le christianisme illégal en 1630. Le chef décorateur, Dante Ferretti, s’est aussi plongé dans un travail de documentation aussi précis que complet. Pendant les 25 années où il n’a cessé de revenir sur le projet de Silence, il s’est imprégné de des dessins et gravures japonais de l’époque. Taïwan a été choisi pour sa géographie idoine, malgré un climat humide et un relief peu propice aux conditions de tournage, mais à même de constituer le terrain historique de Silence. Les décors et les costumes sont travaillés avec le plus grand souci de vraisemblance. Villageois, paysans, peuple des rues, restituent le climat d’une époque, tant dans sa dimension urbaine (la colonie de Macao, ses rues grouillantes et son Université jésuite ; la ville de Nagaski, animée et fourmillante) que rurale (montagnes escarpées, végétation luxuriante, villages chrétiens clandestins, côtes battues par les flots). Plus que les scènes de torture, longues et répétitives, ce sont les séquences de confrontation des discours occidental et oriental qui donnent une dynamique dialectique à l’intrigue, en estompant la frontière entre victimes et bourreaux.
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La photographie de Rodrigo Prieto tire tantôt vers le naturalisme, livrant en pâture les corps d’écorchés, dans de longues séquences d’agonie ; tantôt vers une épure digne du classicisme. Pour les scènes tournées en nuit américaine, elle bascule dans le fantastique, avec des clairs de lune teintant les flots de la mer agitée d’un bleu surnaturel et des paysages d’un clair-obscur inquiétant. Les tableaux de guerre de Gangs of New-York (1993) offraient déjà un traitement pictural d’une grande beauté plastique, dans leur évocation du gothique finissant. Mais dans Silence, c’est la dimension perturbante du doute qui hante l’image et évacue la surcharge : que vient faire le christianisme dans une terre aussi hostile qu’elle est radicalement étrangère à la pensée occidentale ? Quelle est la légitimité de ces prêtres à bafouer la spiritualité de paysages aussi grandioses que majestueux par une foi doloriste, aux racines rongées par le mal ? Silence est traversé par le doute sur le sens du sacrifice du Christ. La persévérance des jésuites, leur obstination à poursuivre leur mission évangélique et l’universalisme catholique sont puissamment contestés par les dignitaires japonais. En déplaçant le regard de la lutte spirituelle à la lutte politique, Scorsese épouse le point de vue des samouraïs, qui rendent les chrétiens responsables des massacres perpétrés au Japon. Au cœur de La Dernière Tentation du Christ (1988), le doute permettait de questionner ce que pouvait être une humanité heureuse, délestée du sacrifice. Le père Ferreira, apaisé, révèle une humanité qui, par souci de son prochain, renonce enfin à la jouissance mortifère du sacrifice.
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Trois figures-clé cristallisent les enjeux de l’intrigue. D’une part, l’Inquisiteur Inoué, qui pour asseoir le pouvoir du shogun, dans un Japon récemment unifié, ordonne les massacres et contraint les chrétiens à pratiquer incognito, à se renier ou à finir leurs jours dans d’atroces souffrances. D’autre part, le père Cristóvão Ferreira (Liam Neeson), apostat qui a épousé une Japonaise. Il incarne la défaite de la mission évangélique et la remise en cause de l’universalisme catholique. En lui, toute l’arrogance des Occidentaux se résorbe et se fond dans une humilité et une acceptation de l’altérité, qui n’en demeurent pas moins ambiguës : a-t-il apostasié par opportunisme ou parce qu’il a profondément compris le message du Christ et l’a interprété pour sauver ses coreligionnaires ? Troisième figure à soutenir l’intrigue, le père Rodriguez, qui s’identifie tantôt au Christ dans le jardin de Gethsémani, implorant Dieu de se manifester à lui – « Elie, Elie, lamma sabakhtani ? » -, tantôt à Saint-Antoine, abandonné au silence de Dieu dans le désert. Il devient la figure centrale du film, quand son chemin et celui du père Garupe se séparent. Andrew Garfiled ne peut laisser le spectateur indifférent au cheminement du père Rodriguez. L’acteur a investi son rôle dans une identification totale à la passion christique, sans jamais que le didactisme n’explicite ses tourments, puissamment ancrés dans son expression, sa démarche et sa tenue corporelle. Filmé de près, dans d’interminables scènes de questionnement et de souffrance, il porte le point de vue du réalisateur sur le combat intérieur et les tensions des évangélistes.
Au-delà de la rencontre de deux conceptions spirituelles et politiques, se joue la petite histoire, celle des kakure kirishitans – les « chrétiens cachés », qui rappelle l’humilité et la pauvreté du Christ. Les rituels de l’Eglise catholique, accomplis dans le dénuement, commémorent l’austère vœu de pauvreté de la Compagnie de Jésus. La dévotion et l’amour des villageois confinent à une abnégation de soi insoutenable et difficilement compréhensible pour un spectateur qui n’adhère pas à la morale de pénitence. Les kirishitans quêtent qui une amulette, qui une croix, qui un grain de chapelet et y donnent plus de valeur qu’à leur vie. Le soin porté aux inserts sur les objets de culte n’est pas simplement anecdotique, mais revêt une valeur symbolique que le plan final de Silence se chargera d’expliciter. Principalement fondé sur une culture de la représentation, le christianisme est d’autant plus fétichisé qu’il est ici réduit à un culte secret. Il s’en dégage une représentation un peu vaine : l’opiniâtreté des catholiques japonais à endurer mainte souffrances tient plus du conformisme aveugle aux voeux de Saint François, qu’à une interprétation éclairée du sacrifice.
Envers de ces pratiques secrètes, les scènes de tortures, où s’exhibe la douleur. Particulièrement éprouvante pour le spectateur, la séquence de crucifixion de trois personnages, battus par les flots à la marée montante est d’une longueur insoutenable. Pivot du film, cette scène mène vers la lente transformation du père Rodriguez. Un personnage, et non des moindres, vient rôder, comme Judas autour du Christ, autour du père Rodriguez : il s’agit du perfide Kichijiro (Yosuke Kubozuka), un apostat, tantôt fidèle tantôt traître, qui condense toutes les ambiguïtés de la foi et ouvre sur la dimension psychologique de la culpabilité et de la quête de rédemption. Bien que secondaire, il s’inscrit dans la galerie de ces anti-héros complexes dont la filmographie de Scorsese dresse des portraits toujours convaincants.
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Silence ne serait pas cette réussite cinématographique sans le jeu de Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson, Isey Ogata et Yosuke Kubozuka et sans la magnifique bande-son, composée par Kathryn et Kim Allen Kluge. Travaillant sur les mélodies populaires japonaises et le classicisme européen, l’orchestre s’intègre au film au point qu’on en l’oublie – Scorsese a partiellement fait le choix d’une musique diégétique, notamment pour les scènes de rue. Cinéaste de l’emphase, Martin Scorsese, investit ici une partition subtile. Les deux compositeurs ont opté pour un score qui resserre le rythme de l’intrigue alors que la narration est très dilatée. Seul répit pour le spectateur en butte au dolorisme chrétien ? Le silence de Scorsese, ses ambiguïtés sur l’évangélisation et les massacres qui l’ont suivie, ont de quoi mettre mal à l’aise. Complaisance ? Véritable questionnement spirituel sur le sens de la foi ? S’il confronte efficacement deux points de vue, deux discours, celui des Japonais et celui des jésuites, le cinéaste résorbe toute position critique en en faisant l’essence même du doute catholique. Tous, comédiens, chef-opérateur, chef décorateur, semblent adhérer à cette position qui est aussi bien celle du cinéaste que celle d’Endō : à savoir qu’il est de la nature même du catholicisme d’affronter des épreuves et que celles-ci ne font qu’en renforcer le message de vérité universelle. Contestable, pour le moins.
Durée : 2h41
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