Dans un jardin où donnaient les fenêtres du roi de Rocheforte, s’étaient retirées deux petites vieilles qui étaient l’abrégé des disgrâces, des monstruosités,, le registre de la laideur. Elles avaient les cheveux ébouriffés et plein de bosses, les sourcils emmêlés et hirsutes , d’énormes paupières pendantes, des yeux flétris et étaillés, le tein frippé et jaunâtre, la bouche large et tordue, enfin une barbe de chèvre, la poitrine velue, le dos gibbeux, les bras rabougris, les jambes estropiées et tordues et les pieds fourchus. Alors, pour ne pas offenser le ciel avec toutes leurs disgrâces, elles se terraient dans un taudis sous les fenêtres de ce seigneur.
Or, le roi, qui pourtant ne les avait jamais vues, en était réduit à ne plus pouvoir lâcher un pet sans taper dans le nez de ces affreuses teignes qui barbottaient et murmuraient pour de petites choses en se plaignant tantôt qu’un jasmin tombé de la fenêtre leur avait fait un bleu, tantôt qu’une lettre déchirée leur avait blessé l’épaule, tantôt qu’un peu de poussière leur avait contusionné une cuisse, si bien qu’en entendant cet excès de délicatesse, le roi en déduisit que là-dessous demeurait la quintessence des choses nobles, les plus fins morceaux d’une viande de premier choix, la fine fleur des tendrons.
C’est peu dire que la truculence, le verbe, le sens de la métaphore de Giambattisa Basile né à Naples en 1575, aventurier, guerrier, courtisan, mercenaire à la solde de la Sérénissime République de Venise laissaient espérer un film tout aussi charnel et effréné. Considéré comme le Boccace napolitain, inspirateur de Grimm et Perrault, Basile nous entraîne dans le tourbillon des sens et de mots, mené par une énergie incroyable, une pulsion de vie placé sous le signe du comique, de la péripétie et de la paillardise. La langue rabelaisienne fuse sans tabou, pleine de grossièreté ou de sous entendus. Dans ces récits alertes où le sexe est à la fois joyeusement explicite et emprunt de double sens jubilatoire, les hommes sont collés à leurs femmes comme des « poulpes » et ou les couples passent la nuit à « jouer à saute mouton » ou à « la bête à deux dos ». Sous l’anagramme de Gianlesio Abbattutis, Basile composa avec Le Conte de Contes un vertigineux recueil de cinquante contes, brillant par son mélange des genres, son attirance pour les contraires : le difforme et le sublime. Le charnel y côtoie la putréfaction, l’inspiration du beau se fond à celle de la fange, nous entrainant dans un tourbillon de comparaisons et de symboles. Bref, Le Conte des Contes émerveille à chaque page tant par sa forme que par son contenu.
Hélas, de ce souffle de liberté, de cet affranchissement des règles, Garonne n’en fera pas grand-chose. Disparue, la provocation, disparue l’inconvenance et l’outrage aux bonnes mœurs. Certes Tale of tales, ne manque ni d’animaux fabuleux, ni de malédictions et des sortilèges, de princesses, de reine vengeresse ou de caprices de la providence. Il est esthétiquement soigné : la photo de Peter Suschitzky est aussi belle que la partition d’Alexandre Desplats, le choix des animatronics plutôt que les CGI pour donner vie aux créatures – puces géantes et autres dragons marins – s’avère judicieux. Comment expliquer alors, que le dernier opus de Matteo Garonne transporte si peu par delà les cimes du merveilleux ? Comment expliquer qu’il ne nous atteigne pas malgré ses péripéties et ses rebondissements ? La sensation qu’un cinéaste n’est que peu concerné par l’imaginaire, qu’il ait si peu d’affect pour ses héros et leurs aventures ? Il serait tentant d’évoquer l’opportunisme d’une co-production internationale, intégralement tournée en anglais. De fait, la plus mauvaise idée demeure sans doute dans ce choix de mutiler l’adaptation d’un chef d’œuvre italien de sa langue d’origine qui plonge définitivement dans le factice, l’artifice et l’échec à traduire un univers. Les acteurs en outre ne sont pas très bien dirigés, engoncés mollement dans des rôles archétypiques (Salma Hayek, Vincent Cassel) quand ils ne se lancent pas dans d’agaçants numéros (Toby Jones). La langue de Basile manque donc cruellement et les apparitions de la sublime Alba Wochwacher, s’exprimant en anglais, ne feront que décupler amèrement ce sentiment de frustration. La multiplication maladroite de plans d’ouvertures sur de magnifiques vues de châteaux à flanc de colline ne suffira pas à nous rappeler combien le Conte des contes exhale l’âme de l’Italie. La séduction d’un divertissement grand public est sans doute pour beaucoup dans cette absence de prise de risque qui finit par nous transformer en spectateur mi passif, mi lassé.
Comme s’il avait lui-même perdu foi en l’imaginaire, le cinéaste le met en distance, et ce manque de croyance s’en ressent à chaque image. Alors qu’il aurait du nous immerger dans cet ailleurs hors du monde et du temps il l’observe de très loin, petit illustrateur qui se contenterait de mettre en image des aventures sans jamais en traduire l’essence. Garrone ne semble pas être capable d’offrir autre chose qu’une succession de beaux tableaux, de séquences mécaniques, qui jamais ne parviennent à faire de nous des voyageurs. L’évasion n’aura pas lieu.
Cependant , au détour de quelques plans, de quelques scènes, on entrevoit ce que Tale of tales aurait pu être, sa folie, son lyrisme, son effervescence et sa poésie : la fuite d’une jeune fille dans une caverne, son évasion sur le dos d’un funambule au dessus du vide, la mort d’une puce géante, ou le visage de la pureté recouverte de sang. Quelques moments de frénésie dans un espace désespérément figé.
La langue de Basile est pleine d’énergie et de crasse, d’impertinence et de blagues salaces, faisant fi de la bienséance et des tabous :
Le roi, qui était impatient, prêt à exploser, et qui s’était tout aspergé de musc et de civette et avait frotté sa viande avec du parfum, se lança comme un chien sur elle, dès qu’il la sentit se coucher. Et se fut une chance pour la vieille qu’il eut tout ce parfum sur lui, car il ne sentit pas l’haleine fétide, la puanteur des aisselles et l’odeur de moisissure de cette horrible chose. Mais dès qu’il se mit à tenter, il se rendit compte de cet embrouillement derrière son dos, des peaux ridées et des vessies flasques qui pendaient de la boutique de la vieille ; alors il se pétrifia. Mais sur le moment il ne dit rien et prenant son courage à deux mains, il mouilla dans un vieux port alors qu’il avait cru se retrouver sur la plage de Pausilippe et navigua dans un vieux rafiot alors qu’il pensait faire une croisière sur une galère florentine
De cette insolence, de cette grivoiserie, là où Pasolini fit des merveilles avec la trilogie de la vie, Garrone reste coincé dans un entre-deux incertain. Il trahit le désir de livrer un conte de fées pour adultes, en saupoudrant de ci de là son film d’érotisme de bon aloi et de violence un tantinet gore mais parfaitement inoffensive, se révélant incapable de se jeter dans la boue, la puanteur, la pulsion de vie, l’esprit du peuple. Ce spectacle manque singulièrement d’âme ; il a beau évoquer le cœur immense d’un monstre marin qui permet la fécondité, le film avance sagement, sans monstruosité ni battement de cœur. Tel le visiteur d’un musée d’art et traditions populaires, face à des figures de cire protégées par une vitre il nous sera interdit de passer la frontière, de pénétrer dans le décor.
On dit souvent qu’il n’y a pas meilleure adaptation que celle qui trahit l’œuvre en respectant l’esprit. Or si Garrone suit parfois l’intrigue avec fidélité, tentant parfois d’entremêler des intrigues de plusieurs contes en une seule histoire, il n’en restitue que très rarement la fougue. Cette prise de distance vis-à-vis de l’œuvre comme de l’imaginaire est criante lorsque l’on compare à la cruauté de l’écriture de Basile qui ne s’embarrasse pas de fioritures et de délicatesse lorsqu’il termine de manière sanglante et drôle l’un de ces récits :
Le barbier, après avoir protesté, refusé pendant un moment, accepta à la fin en pensant au dicton : « Attache l’âne ou son maître le dit ». Il l’assit sur un tabouret et commença à faire un carnage de cette écorce noire. Le sang pleuvait et pissait, et de temps en temps, la vieille disait : « il faut souffrir pour être belle ». Mais lui continuait à la conduire à sa destruction et elle à chanter la même chanson. Quand il arriva à la rose de son ombilic, la force lui manqua avec le sang, alors, en guise d’au-revoir , elle tira avec son derrière une salve et prouva à ses dépens le vers de Sannazar : L’envie, mon enfant, se consume d’elle-même.
Là où l’auteur ébranle, brusque son lecteur, suscite son rire et son horreur, Garrone, lui, filme la même séquence en plan d’ensemble, plantant sa caméra loin de la scène en évitant soigneusement de créer le moindre sentiment de répulsion. Si l’emploi de l’ellipse est souvent essentiel, elle s’avère ici en total contresens avec Basile. C’est d’autant plus décevant que Garrone avait filmé frontalement, dans toute sa violence et sa sécheresse le Naples de la camorra avec Gomorra, œuvre forte par sa frontalité même, nous jetant de plein fouet dans les cris et l’affrontement du corps . Il semblait a priori le cinéaste idéal pour entremêler le fantastique au monde qui l’avait vu naître, ce Naples grouillant du 16e siècle, dans toute sa violence, son effervescence et sa créativité. Le refus de se confronter à la trivialité de Basile résonne alors comme un magnifique contresens. La merde, la puanteur du corps, la saleté, Le Décameron et Les Contes de Canturbery n’en avaient pas eu peur. Il faut croire que l’époque a changé, définitivement propre et puritaine, aseptisée. Le 16e siècle de Garonne sera donc propre. On se prend à fantasmer sur ce que le Michele Soavi de Dellamorte Dellamore, porté par la puissance de ses impuretés et son indécente beauté aurait pu faire d’un tel joyau.
A l’image de la frilosité de ses partis pris, le montage frappe par sa platitude, sa langueur et son abus de fondus au noir qui enferment le film dans la routine, et le condamnent à un rythme peu trépident. Garrone ne parvient pas à donner à ses personnages une quelconque épaisseur, pantins et silhouettes évoluant dans un décor luxueux, se mouvant dans un gigantesque bal masqué qui ne laisserait jamais entrevoir l’humain derrière l’apparence. Oh, Tales of tales est loin d’être une catastrophe. Il reste un spectacle agréable à l’œil, plutôt divertissant, parfois attendrissant. On ne peut juste s’empêcher de constater le joli gâchis à partir d’un tel matériau d’origine. De regretter la démesure qui aurait du le porter. Et de rêver au songe merveilleux qu’il aurait pu être.
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Extraits du Conte des contes issus de la traduction de Myriam Tanant pour l’édition de 1986 parue chez L’alphée
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