Mathias Gokalp- « L’Établi ».

 

L’Établi est un film qui tombe à pic. En ces temps de tourmente sociale, il a le grand mérite de questionner l’engagement politique, d’en exalter les beautés sans en oblitérer les difficultés et les contradictions.
Après avoir exposé la violence du monde du travail sur le mode de la comédie dans Rien de personnel (2009), Mathias Gokalp s’attaque au monument qu’est l’Établi de Robert Linhart, un des livres les plus emblématiques de la lutte révolutionnaire des années 60. Dans ce récit autobiographique, le philosophe raconte l’année qu’il a passée en infiltré dans les usines Citroën, dans le but de susciter un vaste mouvement de grève. Quelques passages en voix off font entendre ce texte puissant. Des cartons, à l’ouverture du film, en rappellent le contexte:

Pour « récupérer » les heures de travail perdues suite aux accords de Grenelle, Citroën exige de ses ouvriers qu’ils travaillent trois quarts d’heure de plus chaque jour. Sans compensation salariale. Robert tente de réveiller la fibre révolutionnaire dans une population échaudée et blessée par les échecs de 68. Y parviendra-t-il? Sera-t-il démasqué? Sa position n’est-elle pas fragile et discutable? Il n’a pas tant à perdre – il retrouvera sa chaire à l’université, quoi qu’il arrive- que ceux dont la survie économique, le séjour même en France, peuvent être compromis par une action collective. “Ici, ça ne bougera plus” lui assure le délégué CGT, campé par un Olivier Gourmet comme toujours parfait. Chacun semble désormais “se satisfaire de ce miracle: survivre, s’habituer”. Robert sera-t-il capable de secouer cet engourdissement?
Le film nous plonge dans les combats d’une époque dont nous n’avons souvent qu’une idée trop abstraite, voire caricaturale. Sa première vertu est pédagogique. Les relents de colonialisme, l’exploitation de la misère, le mépris de classe, les inégalités dans l’éducation et la maîtrise de la langue, sont exposés de manière convaincante. Sils semblent parfois appartenir à un passé révolu, ils disent aussi, en filigrane, les misères du monde contemporain. En cela, bien sûr, on dira que L’Établi est une oeuvre salutaire et nécessaire: il fonctionne comme une piqûre de rappel, soulignant les progrès que mai 68 a permis, tout autant que les droits qu’il reste à défendre.
À son meilleur, le film parvient à faire un tableau saisissant de l’aliénation et à exalter la force du collectif. Linhart, vite surnommé “la momie” en raison des bandages qu’il arbore sur ses trop tendres mains d’intellectuel après quelques jours de manutention, nous permet une plongée dans le travail à la chaîne. Les nuances de gris et de bleu, les tableaux collectifs, évoquent par instants l’esthétique d’un Comencini dans Delitto d’amore. L’alternance de plans séquence et de vues morcelées des corps ( les pieds, les bras, les mains, les visages apparaissant derrière une vitre de 2CV) parvient à dire l’accablante et infinie répétition des tâches, la destruction des corps et la déshumanisation qui sont à l’oeuvre dans l’usine. Les échos métalliques de la musique de Flemming Nordkrog soulignent à merveille cette tension constante. Et Swann Arlaud, magnifique dans sa combattive fragilité, suscite immédiatement la sympathie du spectateur.

Coeur battant du film, il n’en est cependant pas l’unique point focal. Autour de lui, une kyrielle d’acteurs ( dont les prestations sont un peu inégales) forme un choeur mi-épique mi-tragique. Les travailleurs italiens, maghrébins, yougoslaves, africains, français, méprisés par une direction nostalgique du beau temps des colonies, hésitent entre révolte et résignation. Certains paieront très cher leur engagement, d’autres puiseront dans le collectif une énergie nouvelle. C’est le mérite du film que de croiser ces trajectoires et de confronter les positions sans jamais condamner les choix des protagonistes, fussent-ils ceux de l’obéissance, voire de la collaboration avec la direction. Il faut dire que, sous les traits de Denis Podalydès, le patronat apparaît comme merveilleusement roublard. L’Établi prend parfois des allures de thriller social, la musique en exacerbant  subtilement la tension. Le débrayage aura-t-il lieu? Qui se joindra à la lutte? Sera-t-elle réprimée par le “service d’ordre maison” qui épie et intimide? Et qu’adviendra-t-il de Robert lorsque le masque tombera et que sa position d’infiltré sera dévoilée? Si certains développements semblent un peu cousus de fil blanc, le suspense est indéniable et la fièvre révolutionnaire est communicative.

Il aurait peut-être fallu s’en tenir au monde de l’usine. C’est dans l’articulation entre la vie privée de Robert -bourgeoise (bien plus qu’elle ne l’était réellement si l’on en croit le récit autobiographique de sa fille, dont il sera question plus tard)-, et sa vie d’ouvrier, que le film se montre le moins réussi. L’opposition entre les deux univers est un peu trop explicitement soulignée par le contraste des couleurs ( bleu gris à l’usine; rouge et orange à la maison).

Les dialogues sont plus didactiques que dialectiques ( le cours de Robert qui clôture le film porte sur la dialectique hégélienne). Quant à l’épilogue, il nous semble un peu maladroit. Après un séjour en hôpital psychiatrique, Robert retourne au travail. Il livre son cours tel un zombie devant des étudiants atterrés. Puis, la lettre d’un ancien compagnon de lutte lui redonne du baume au coeur. Il est métamorphosé. Le dernier plan montre une étudiante médusée par l’orateur enflammé qu’il est redevenu à la faveur de ce deus ex machina. À cette happy end, on préfèrera l’ouvrage de Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu, dans lequel elle expose les plaies que l’incroyable expérience paternelle a ouvertes ou révélées.

Il n’en reste pas moins que le film constitue un hommage vibrant aux luttes d’une génération dont il est beau et utile de rappeler l’engagement. En cela, il est parfaitement réussi.

L’Etabli,
117 minutes.

Sortie le 5 avril.

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A propos de Noëlle Gires

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