La chambre bleue, film à travers lequel Mathieu Amalric adapte le court roman éponyme que Georges Simenon publie en 1963, est comme une pause que le cinéaste-acteur s’est vu offrir au cours de la préparation de son ambitieux projet actuel : la transposition de Le Rouge et Le Noir. La pause est réussie, et espérons qu’elle ne rendra pas finalement décevant et vain le travail réalisé à partir de chef d’oeuvre de Stendhal. Il arrive parfois, dans des situations plus ou moins comparables, que les petits films dépassent les grands… Pour ce qui nous concerne, nous pensons à L’État des choses de Wim Wenders, opus modeste, mais très inspiré, réalisé et sorti au temps du lourd projet Dashiell Hammet.

La chambre bleue est cette pièce d’hôtel où s’ébattent régulièrement et avec passion deux amants adultérins : Julien Gahyde et Esther Despierre. Nicolas, le mari d’Esther, et Delphine, l’épouse de Julien, décèdent tour à tour. Les amants sont soupçonnés de meurtre, incarcérés, interrogés ; mis en accusation, et, à l’issue d’un procès, condamnés à la même peine – qui les unit à jamais, en quelque sorte – : la réclusion à perpétuité.
Le récit filmique est éclaté, il a la forme d’un puzzle. Il comporte moult ellipses marquantes. La chronologie de l’histoire est quelque peu bouleversée. Des fragments des événements concernant la rencontre de Delphine et de l’élu de son coeur, leur relation fougueuse, mais aussi la vie familiale de Julien – qui est en fait le personnage central – sont disséminés au long du film et alternent avec des fragments d’entretiens du protagoniste avec les gendarmes, avec un juge, avec un psychiatre, avec son avocat. Certaines comparutions devant le juge pourraient correspondre à des moments de présent, le procès qui conclut La Chambre bleue leur faisant logiquement suite. Ce qui précède les arrestations et certains des entretiens ci-dessus évoqués relèvent du flash-back. Les flash-backs ont plusieurs dimensions, qu’ils ne revêtent pas forcément simultanément : visualisation de ce qui est raconté, évoqué verbalement ; remémorations, visions subjectives ; plans objectifs produits par l’auteur. Ils ont parfois cette fonction de (dé)montrer l’adéquation ou au contraire l’écart entre ce qui a été ou est rapporté aux défenseurs de l’Ordre et aux représentants de la Loi et ce qui a été réellement dit ou fait… Donc les moments où les accusés, les témoins semblent parler vrai, et les moments où ils paraissent mentir.

Le spectateur ne ressortira pas de la projection en ayant l’impression ou la certitude de savoir si toutes les victimes ont véritablement été assassinées, si Julien et Esther sont bien coupables de ce pour quoi ils sont condamnés. Amalric ne tranche pas, ne dit rien de clair et de supposé définitif. Il ne fournit pas la clef. Le mystère plane jusqu’aux dernières secondes du film, et se poursuit au-delà. Plusieurs raisons à cela : le narrateur ne montre pas clairement et complètement ce qu’ont fait les accusés peu avant le décès de leur conjoint, au moment où celui-ci agonise… Ce qui pourrait les disculper ou prouver leur culpabilité ; Julien et Esther – et particulièrement le personnage incarné par Mathieu Amalric – ne se défendent pas bec et ongles, ils ne sont pas clairs dans les réponses qu’ils apportent aux questions qui leur sont posées. Leurs propos donnent parfois l’impression de pouvoir être utilisés à charge…

Julien a un comportement à la fois étrange et compréhensible si l’on pense au message que veulent faire passer Simenon, Amalric et la coscénariste Stéphanie Cléau – par ailleurs compagne du réalisateur et actrice jouant le rôle d’Esther. Il ne se rappelle jamais très bien comment les choses se sont passées, a des trous de mémoire, ne semble pas à même de cerner un passé foncièrement fugitif. Oui, non… Je ne sais pas… Peut-être… Julien ne se révolte pas, travaille parfois contre lui-même, adopte une position de coupable. Coupable de ce dont on l’accuse, ou coupable, de façon plus diffuse ou indirecte, par rapport à la situation d’ensemble dans laquelle il s’est retrouvé au long de son histoire avec Esther. Julien – et ses créateurs parfois avec lui – considère que la mémoire est une reconstruction, qu’elle est faillible, toujours lacunaire ; que la réalité vécue n’est pas toujours réfléchie, ou réfléchie comme elle peut l’être plus tard dans des situations comme celles d’un interrogatoire – où l’on épluche, dissèque, ausculte.

Julien donne l’impression d’être hagard, hébété, détaché, défaitiste. Étranger à la réalité et à lui-même. Coincé dans un fondamental entre-deux, glissant sur un terrain toujours instable, s’enfonçant lentement mais sûrement dans des sables mouvants. Julien paraît convaincu que ce que disent les autres de lui pourrait être vrai, même si c’est faux. En ce sens, il y a du Camus et du Kafka dans La Chambre bleue. Avec son regard – qui peut-être figé ou mouillé, vide ou lumineux -, avec son ton de voix fragile, Mathieu Amalric fait des merveilles dans le rôle qu’il joue.
Julien est ailleurs. Certains événements qui se passent devant lui, certaines paroles qu’il entend le choquent, contredisent ce qui semble être pour lui la vérité, mais il reste pourtant souvent bouche bée, comme planant dans les nuages, et aussi cloué au mur, le visage fermé. Julien est un point d’interrogation et un point d’exclamation. Julien est petit, non seulement face à l’athlétique Esther, mais face au Monde.

Le problème vient entre autres des mots. Parce qu’ils ne peuvent rendre compte parfaitement du réel passé ou présent. Ils figent et simplifient ce qui est constante évolution, ce qui est complexe, souvent surdéterminé. Ils viennent parfois dans un après-coup nécessairement trompeur. Ils n’ont pas le même sens pour chaque locuteur, et ce sens dépend du contexte dans lequel ils sont prononcés. Ils peuvent être polysémiques, équivoques, sont susceptibles d’interprétations significativement différentes.

Dans La Chambre bleue règne l’Amour, éblouissant, solaire. Un Amour que revendique fièrement la grande Esther… Y règne la Passion, qui, par définition, domine les êtres et peut leur faire perdre la raison ; qui peut déchirer l’individu en son quotidien… L’Amour, la Passion concernent les sens, la chair, ce qui n’est pas absolument réductible au langage, ce qui déjoue la logique. D’ailleurs, la salle où se déroule le procès est bleue, comme la pièce de l’hôtel où se sont aimés Julien et Delphine. C’est l’Amour plus que les supposés assassinats que jugent la Société, la populace qui la compose et qui se soumet servilement à ses règles, les Institutions policières, judiciaires. L’Amour, le vrai, est LE Crime fondamental.Amalric est parfois très proche du roman de Simenon. Certains dialogues sont repris textuellement dans le film. La structure de celui-ci, où passé et présent se télescopent constamment, se chevauchent, est une transposition assez fidèle, avec les moyens du cinéma, de celle du récit concocté par le créateur de Maigret. Cela dit, des éléments diffèrent entre les deux œuvres qui nous semblent importants : le Français Julien Gahyde du film est l’Italien Tony Falcone dans le roman. Sa position d’étranger en terre française est renforcée. L’animosité de la population à son égard, confinant au racisme, est ainsi rendue plus forte chez Simenon… L’épicerie du roman est devenue une pharmacie chez Amalric. Cela est probablement dû à la volonté de moderniser le récit et de lier davantage, et de façon plus convaincante, la mère et la femme de Nicolas au monde de la médecine et de la paramédecine où sont utilisées, manipulées des substances dont certaines peuvent être toxiques – pharmakon : remède et poison.
Il ressort aussi du livre, assez clairement, que le protagoniste masculin est victime d’une machine – policière, judiciaire – qui le broie et qu’il renonce à combattre – notamment en refusant que son avocat l’accompagne à certains interrogatoires, en refusant un second avocat lors du procès. Et qu’il ne peut être le coupable. Voici quelques phrases du texte, à propos de la déposition de la mère de Nicolas : « Elle mentait. Et elle ne pouvait résister au désir de défier Tony du regard (…) Il ne suffisait pas à la mère Despierre qu’Andrée [le prénom de la femme de Nicolas chez Simenon (nda)] paie pour la mort de Nicolas. Il fallait que Tony paie aussi ».
Cela dit, on le ressent aussi dans le film, par exemple à travers ce qui est dit et montré de la marâtre : vieille femme hautaine et froide, au teint blafard et aux cheveux rouge sang ! Madame Despierre a l’occasion d’être filmée subrepticement en contact avec l’aliment qui va causer le décès de Delphine, dans l’arrière-boutique de son officine, et alors qu’elle porte comme protection des gants de caoutchouc.L’acteur Amalric apporte au personnage de Julien la richesse et le charme de sa personnalité que l’on peut juger à la fois touchante et moqueuse, nerveuse et réservée. Le réalisateur Amalric fait le choix, heureux et judicieux, non seulement du petit format 1.33, mais aussi de plans serrés et coupants – l’enfermement, la blessure, l’intérêt poétique pour les détails -, d’images décadrées – des choses sont cachées, laissées parfois hors-champ ; ce qui est important n’est pas au centre de l’image ; Julien passe à côté de l’essentiel -, de petites profondeurs de champ – tant de choses sont floues ! Stéphanie Cléau campe avec classe son personnage d’amoureuse têtue et stoïque… À la fois froide et brûlante d’impudicité, manipulatrice et lumineuse. La musique de Grégoire Hetzel est très belle qui crée un contrepoint romantique à la représentation d’une réalité provinciale relativement triviale et terne.

 

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