Après les dispensables – pour rester poli – Scream 5 et 6, le duo Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillet, libérés des impératifs d’une franchise à bout de souffle, retrouve l’impertinence et la folie douce de Wedding Nightmare. Avec Abigail, ils reprennent le contrôle d’un film qui file droit, comme un morceau rock festif, comparaison pas si inopportune quand on connaît le passif des deux compères issus du collectif Radio Silence. D’ailleurs, Matt Bettinelli-Olpin a débuté en tant que guitariste dans un groupe de punk Link 80, poursuivant ensuite sa carrière en tant que journaliste musical. Leur nouveau film possède une fraîcheur salvatrice, débarrassé de tout cynisme et référence méta qui encombrent les productions récentes. Si vous n’avez pas vu la bande annonce, ne lisez pas ce qui suit, cher lecteur. Et foncez voir le film en ne sachant rien du contenu. Vous serez gratifié d’un tel geste d’abnégation. Après cette petite mise en garde préventive, rentrons dans le vif du sujet. Le premier plaisir éprouvé devant le film tient à son scénario malin, réservant régulièrement des surprises plus ou moins inattendues et jouant habilement avec les codes d’un genre à l’autre.
Dès son ouverture-générique, le ton gracieux et malicieux est donné : une jeune ballerine au regard perçant danse sur le lac des cygnes dans un grand théâtre vidé de son public. Image fantasmée ou réalité ? Peu importe. Cette enfant, Abigail, est la fille d’un puissant magnat de la pègre, un intouchable qui semble terrifier tout le monde. Pourtant, un groupe de criminels, qui ne se connaissent pas entre eux – comme dans certains classiques de films de casse tels que Le Quatrième homme de Phil Karlson ou plus récemment l’inévitable Reservoir Dogs – kidnappent la gamine afin de percevoir une rançon de 50 millions de dollars. Leur rôle ? L’enfermer dans un grand manoir et la surveiller pour la nuit. Rien de plus simple en apparence. Sauf que, bien sûr, le plan initial ne va pas se dérouler comme prévu, avec un premier twist au bout de 40 minutes, qui opère un virage radical. Du thriller classique, reprenant les tropes du film de braquage (ou de kidnapping), Abigail vire au pur cinéma d’horreur viscéral et addictif, avec un concept que n’aurait pas renier William Castle. D’ailleurs, le film rappelle les productions Dark Castle Entertainment initiées par Robert Zemeckis dans les années 90/2000 comme La Maison de l’horreur ou 13 fantômes, remakes des pépites du pape de la série B en trompe-l’œil. On retrouve dans Abigail l’atmosphère clinquant et jubilatoire d’un spectacle de foire, tout en simulacres et chausse trappes, que n’aurait pas renié le producteur de Rosemary’s Baby. La silhouette fantomatique, en arrière-plan, du gangster démoniaque, Lazar n’est pas sans rappeler le fameux Keyser Soze de Usual Suspects. Dès l’évocation de cette figure méphistophélique, le film prend une dimension surnaturelle qu’il ne quittera plus.
Dans un décor labyrinthique en huis clos, merveilleusement bien exploité, les deux cinéastes s’amusent comme des petits fous à manipuler le spectateur pour le simple plaisir du jeu. Ils multiplient les séquences ludiques exhibant la jeune ballerine dans des positions acrobatiques, d’une étonnante élégance visuelle tout en ne lésinant pas sur les effets gores graphiques, même si le recours au tout numérique peut agacer. Certes, les personnages, assez antipathiques, sont caractérisés à gros traits, chacun étant défini par un profil type amené sans nuance : l’ex alcoolique qui veut retrouver son gosse, la geek reine de l’informatique, le junkie, l’ex-flic ripoux, le sniper et le garde du corps bêta. Ils peinent à exister à l’écran, d’autant que leurs agissements ne paraissent pas toujours logiques. Bizarrement, leur inconsistance finit par prendre sens. Ils n’ont pas été débauchés par hasard. Leur amateurisme, qui se dévoile au fur et à mesure, n’a rien d’une coïncidence ; il fait partie d’un programme destructeur transformant un banal film policier en un slasher décomplexé et inventif, qui s’autorise de savoureux écarts de conduites avec des touches d’humour décalés. En revanche, les règles du fantastique sont respectées à la lettre, posant ainsi un cadre légitime et respectueux envers un passé glorieux, en l’occurrence l’âge d’or des films de monstres de la Universal des années 30. Vampirisé par la prestation phénoménale de la jeune actrice, expressive et très à l’aise avec son corps, Alisha Weir, parfaite du début à la fin, Abigail procure une sensation d’euphorie permanente, comparable à une excursion dans un train fantôme. Ce joyeux jeu de massacre, retour d’un fantastique premier degré et littéral, ne cherche rien d’autre que le pur divertissement. Pas de second degré ni de double lecture. Ce rapport frontal au genre ne signifie pas que le film ne pense pas, qu’il n’est qu’une coquille vide. Sa beauté tient à sa générosité, à ce désir de revenir à un cinéma de sensations pures, troué de fulgurances visuelles et de plans iconiques marquants.
Même si certains retournements de situation tombent à plat et si les dialogues explicitent des enjeux que la mise en scène est incapable de suggérer, Abigail remplit son contrat de la première à la dernière image : embarquer le spectateur dans un pur trip forain dont l’émotion et la poésie souterraines surgissent, derrière sa facture industrielle, par la seule présence monstrueuse du personnage éponyme, tour à tour effrayant, touchant et hypnotique.
(USA/Irlande/Canada-2023) de Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillet avec Melissa Barrera, Dan Steven, Alisha Weir, Kathryn Newton, Kevin Durand, William Catlett, Angus Cloud, Giancarlo Esposito
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