Devenu au fil des années le cinéaste italien le plus incontournable de sa génération, aux côtés de Paolo Sorrentino, Matteo Garrone a su, comme son compatriote, imposer sa présence régulière en festivals et s’octroyer quelques succès populaires. Depuis sa révélation sur la scène internationale en 2008 avec Gomorra (Grand Prix au festival de Cannes), il s’essaie systématique à un registre nouveau. On constate davantage de cohérence qu’il ne pourrait y paraître au premier coup d’œil : satire cauchemardesque et flamboyante (Reality), conte populaire d’heroic fantasy (Tales of Tales), fait divers sordide (Dogman). Le réalisateur tend à revisiter les grandes heures cinématographiques transalpines, voire plus largement son patrimoine culturel, en vue de délivrer une vision cruelle, dure, lucide, mais aussi parfois discrètement, lumineuse, humaniste. Deux ans après sa magnifique fable noire, il revient à un cinéma plus grand public, en transposant sur grand écran le classique le plus célèbre de la littérature jeunesse italienne, Les Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi. Récit connu et reconnu, maintes fois adapté pour le septième art, en 1940 par Walt Disney évidemment, mais également en 1972 par Luigi Comencini (d’abord sous la forme d’une mini-série, remontée par la suite en un long-métrage) ou par Steve Barron en 1996 (Martin Landau y tenait le rôle de Gepetto). On annonçait plus tôt dans l’année un futur remake-live par les studios Disney (encore un ! Sauf qu’il devrait être signé d’un géant en la personne de Robert Zemeckis) ainsi que le début de tournage d’une version animée en stop-motion co-réalisée par Guillermo Del Toro (en collaboration avec The Jim Henson Company et Netflix, comme la récente série inspirée de Dark Crystal). Dévoilé en Italie au mois de décembre 2019 le film connaît un franc succès (plus de deux millions d’entrées), puis est présenté en février hors compétition à la Berlinale tandis que sa sortie française est prévue pour le 18 mars. La fermeture des cinémas consécutive à l’épidémie de Covid-19, oblige son distributeur à décider d’une nouvelle date, le 1er juillet. L’avenir (à ce jour encore flou) des salles obscures pousse Jean Labadie (président du Pacte) à une décision exceptionnelle (au sein d’un contexte qui ne l’est pas moins), afin d’assurer la pérennité de sa société : la cession de ses droits exclusifs à la plateforme SVOD Amazon Prime Video, pour une durée record de dix ans. Si les peu fameux Bloodshot et Forte ont été les premiers rachats de la firme durant le confinement, l’acquisition de Pinocchio a une portée symbolique bien différente. Cette co-production européenne (France/Grande-Bretagne/Italie) représentait une potentielle grosse locomotive à destination des exploitants art et essai. Reste désormais à savoir si ce cas restera une exception ou fera office de jurisprudence. Nul besoin de préciser que nous aurions préféré découvrir le long-métrage dans ses conditions de projections idéales et optimales. Cinq ans après sa première (et guère convaincante) tentative de fantastique, Tale of Tales, le cinéaste retrouve son coscénariste, Massimo Ceccherini. Il dirige Robert Begnini, absent des écrans depuis 2012 (To Rome with Love de Woody Allen), auteur d’une adaptation de sinistre mémoire en 2002 (accessoirement resté comme le film le plus cher de l’histoire du cinéma italien), dans laquelle il campait la marionnette. L’acteur incarne cette fois-ci, Geppetto (après que Toni Servillo ait été un temps envisagé), un pauvre menuisier qui fabrique dans un morceau de bois un pantin qu’il prénomme Pinocchio. Ce dernier va miraculeusement prendre vie et traverser de nombreuses aventures…
Pinocchio transpire d’un désir de revenir à certains fondamentaux. L’imaginaire et ses représentations sont renvoyés à une notion de fait-main, présente dans le récit à travers la profession de Gepetto. Le merveilleux naît de l’œuvre d’un artiste, un ébéniste (très bon Roberto Benigni dans un registre sobre et touchant) qui façonne une création magique à partir de matériaux concrets (bois, tissus…). La marionnette dispensée de fils autant que de l’influence et de l’autorité de son père/créateur, est le symbole même de ce rapport aux trucages. Parallèlement elle contribue à faire basculer l’intrigue vers une dimension surréelle. Le pantin devient, sous la caméra du réalisateur, le motif premier de stupéfaction des personnages, puis du spectateur. Cela de sa forme la plus brute, une simple bûche se déplaçant toute seule, évoquant la simplicité des premiers effets spéciaux (George Méliès en tête, ou plus tard, un autre italien, Mario Bava), à sa « naissance », symbolisée par une simple respiration venant soulever sa poitrine. Matteo Garrone se joue des attentes d’un public habitué à des CGI et une performance capture toujours plus sidérants de réalisme. Il cherche à surprendre, à séduire, à partir d’effets simples et en définitive par la seule force de sa mise en scène. La séquence où Pinocchio prend conscience de sa propre existence, lorsqu’il regarde son reflet dans un miroir, est également l’occasion pour le cinéaste de dévoiler son visage conçu à partir de prothèses faciales, ne limitant en rien l’expressivité. Il fait le choix intéressant de confondre un artisanat pur (véritables décors, maquillages) à de discrets effets numériques plutôt réussis afin de faire naître le féerique. Si chacun sera libre d’apprécier le design de certaines créatures, pas forcément toujours enthousiasmant, ce rapport sensoriel, à la fois palpable et charnel à l’univers, crédibilise l’ensemble sans verser dans une recherche stérile de spectaculaire. De même, l’importance réelle accordée au spectacle de marionnettes, se réfère à une idée de divertissement originel. Déjà par le passé, le plan d’ouverture de Tale of Tales (littéralement le « conte des contes »), suivait un artiste de cirque itinérant, dont la troupe se composait de cracheurs de feu, de montreur d’ours ou encore d’un funambule amené à sauver la princesse des griffes d’un ogre. Lier directement le fantastique au monde des arts vivants relève de la profession de foi. Les pantins animés, bien qu’entravés par des câbles, ont une existence propre et portent les noms de personnages de la commedia dell’arte : Pantalone, Harlequin… Volonté d’émerveillement enfantin et hors du temps, où théâtre, mime et cinéma se retrouvent indissociablement mêlés.
Cette tentation d’un retour aux sources des genres et des arts affirme une ambition claire (tout à fait réussie), renouer avec un cinéma transalpin populaire et grand public. Œuvre fondatrice de la culture italienne, Pinocchio permet à Matteo Garrone d’offrir une galerie de personnages hauts en couleurs dans la pure tradition du récit picaresque, en plus d’illustrer une fable morale sans être moralisatrice. La condamnation du mensonge, le respect de l’autorité, la méfiance face aux inconnus constituent autant de valeurs qui peuvent facilement être taxées de réactionnaires. Sauf que le réalisateur prend un plaisir communicatif à se placer à hauteur d’enfant, célébrer l’insolence et l’irrévérence propres (et nécessaires ?) à cet âge de la vie. Il retrouve la cruauté inhérente au conte original, s’éloigne de la figure légèrement aseptisée, immortalisée par la version Disney, selon une approche similaire à celle de l’abouti Mowgli : la légende de la jungle d’Andy Serkis. Ici, l’apprentissage passe par la souffrance. Des mésaventures parfois tragiques sont porteuses de leçons, comme en témoigne cette séquence où le pantin se brûle les jambes qu’il a eu l’innocence de laisser traîner trop près d’un feu. Renvoyé à une matière inerte consumable, il fait l’expérience de la douleur en cherchant un banal réconfort. La désobéissance découle parfois d’une volonté d’émerveillement que le cinéaste ne peut se résoudre à condamner. Par exemple, quand le jeune héros troque l’abécédaire, que son père lui a acheté en échange de ses vêtements, afin d’obtenir une place pour assister au spectacle d’un marionnettiste. Ce choix qui va à l’encontre des ordres, lance définitivement l’aventure, pour le meilleur et pour le pire. Laissés-pour-compte, marginaux et freaks bénéficient d’une tendresse et d’un attachement particuliers bien que dénués d’angélisme. Une sensibilité déjà éprouvée dans Tale of Tales, où l’ogre terrifiant avait droit à une ultime rédemption et la caméra s’attardait sur le cadavre d’un monstre avant de révéler sa véritable et séduisante apparence. Pinocchio reconduit fréquemment ce type de fulgurances et grands écarts. Instants tour à tour oniriques (lorsque le héros cueille des pièces de monnaie dans un arbre), poétiques (ces oiseaux se posant sur son nez après un mensonge), ou terrifiants (la pendaison en pleine nuit sur fond d’atmosphère gothique). Ce dernier passage peut rappeler l’un des segments des Trois visages de la peur de Mario Bava, intitulé Les Wurdalaks, l’une des inspirations revendiquée par Francis Ford Coppola pour son Dracula. En découlent de vrais moments de virtuosité accompagnés par une belle partition de Dario Marianelli. Ce plaisir tangible à faire de la belle image (probable réminiscence d’un passé de peintre) est amplifié par le format scope et mis en valeur par la splendide photo de Nicolai Brüel (déjà à la manœuvre sur Dogman). Le travail sur la lumière, principalement lors des plans filmés en contre-jour, évoque la collaboration entre Janusz Kaminski et Steven Spielberg, notamment sur A.I., intelligence artificielle, adaptation officieuse du conte de Collodi revisité à la sauce science-fiction, par ailleurs. La saisissante scène de transformation sous-marine, ou encore cette immersion dans la pénombre du ventre d’un requin géant, s’imposent comme les points d’orgue du savoir-faire du chef opérateur. Des visions impactantes et indélébiles, échos à certaines parenthèses surréalistes observées à travers les précédents longs métrages du metteur en scène. Dans Reality, un grillon (référence plus qu’évidente), perçu comme un signe du destin, s’invitait au domicile de Luciano, dans Dogman, l’inoubliable final convoquait l’imaginaire au cœur d’un univers sombre, réaliste et très contemporain.
L’œuvre de Matteo Garrone est parcourue par l’idée d’ausculter son pays à la loupe, de dépeindre les différentes classes sociales, non pour les opposer, mais pour les mettre en parallèle. Gomorra, tableau à la fois cru et baroque de la camorra, Tale of Tales, et ces « jumeaux » nés de deux mères différentes (l’une reine, l’autre simple servante), ou encore Reality, dénonciation du goût de la société du spectacle à travers le prisme de la télé-réalité, néant ontologique, en sont des exemples flagrants. Logiquement, il entreprend de retrouver la dimension foncièrement politique et engagée des Aventures de Pinocchio. L’action se situe dans un quartier pauvre, à l’intérieur duquel Gepetto, honnête travailleur sans le sou, est victime des railleries des autres habitants. En cela, le vieux charpentier n’est pas si éloigné de Marcello, héros du précédent Dogman, souffre-douleur des brutes de son quartier. S’il quitte rapidement le monde réel pour rejoindre un univers fantastique empli de créatures chimériques, le pantin ne se coupe pas pour autant de problématiques bien terre à terre. Suite au spectacle de marionnettes, qui le poussent à rejoindre ses « frères de bois », le protagoniste pénètre un environnement où la précarité, le vol, les médecins charlatans et l’absurdité de l’appareil judiciaire, résonnent tel un miroir déformant de la réalité italienne. Il est d’ailleurs amusant de constater que les figures animales ou fantastiques sont soit positives, soit juste incompétentes. Les véritables antagonistes, eux, revêtent une forme humaine, comme le gardien du Pays des Jouets, ou le Renard et le Chat (pourtant traditionnellement représentés sous des traits d’animaux). Le cinéaste ne sombre pas pour autant dans un pessimisme et une noirceur faciles, propres aux adaptations dites « adultes ». Il conserve une bienveillance certaine à l’égard de ses personnages. Le héros parvient ainsi à se sortir de situations périlleuses par sa bonté et sa candeur. Ses proches, quant à eux, son père mais aussi la Fée Bleue (interprétée par Marine Vacht, seule actrice non-italienne du casting), le Grillon ou l’Escargot, bien que prompts à le sermonner, sont toujours là pour le soutenir et l’accompagner. Film plus ouvert que les précédents de son auteur (un tantinet moins personnel aussi), ce nouveau Pinocchio concrétise un vœu ambitionné sans grande réussite par Tale of Tales : revenir aux racines des mythes et grands récits italiens, les moderniser, amplifier leur écho au moyen d’une approche de pur formaliste, au talent de plus en plus difficile à contester.
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