Habitué des festivals, Matthias Glasner revient au cinéma avec La Partition (Ours d’Argent pour le scénario à la dernière Berlinale), douze ans après son précédent opus, La Grâce. Pour bien comprendre sa démarche sur ce film, il faut peut-être revenir au titre original en allemand : « Sterben » (« mourir »). Car il est bien question de disparition sous plusieurs formes : des êtres, des liens, du son et de la mémoire. Il construit donc son scénario à partir de l’idée de ce qui n’est plus, ou en phase de ne plus l’être, à travers les destins croisés de la famille Lunies. La santé de la mère (Lissy / Corinna Harfouch) vacille, quoique moins vite que celle du père (Gerd / Hans-Uwe Bauer), en Alzheimer exponentiel. Tom / Lars Eidinger, le fils chef d’orchestre, est en plein doute à un moment charnière de sa vie professionnelle (la création d’une œuvre symphonique, écrite par son ami de longue date, Bernard / Robert Gwisdek) et personnelle (la garde partagée du nouveau-né de son ex-femme, Liv / Anna Bederk). Ellen / Lilith Stangenberg, la cadette, multiplie pour sa part à outrance l’adrénaline des soirées très alcoolisées et des lendemains difficiles dans le cabinet où elle officie comme assistante dentaire.

Lars Eidinger – La Partition © Port au Prince, Senator Film, Schwarzweiss Film, Wild Bunch, Foto Peter Hartwig

Ce sont donc avec des grands pans chapitrés sur chaque personnage, puis sur des thèmes plus larges les concernant tous, que le réalisateur et scénariste colle les informations dramaturgiques les unes aux autres. Un écriture de série, en somme, mais avec la technique d’un long-métrage concentré – trois heures, tout de même –, dans un effet d’accumulation, pour qu’aucun élément ne soit oublié par le spectateur. Matthias Glasner admet avoir voulu écrire sur ses propres parents, morts récemment. Cela se ressent dans la première partie, très longue, sur Lissy, où on assiste (non sans misérabilisme) à la déchéance physique et psychologique de la mère et du père de Tom. On pense évidemment à Amour de Michael Haneke, mais ici réduit à une vision illustrative, sensationnelle, à la fois distanciée et presque documentaire, qui peine à dessiner une véritable intention générale, comme si ces personnages étaient trop écrits, trop croqués, trop « réels », dans un étalement temporel exagéré. C’est évidemment un parti-pris louable, or en antagonisme avec les segments suivants, plus gigognes. Ce premier « Sterben » donne en tout cas le ton d’un film qui aura toujours plusieurs cordes à son arc.

Hans-Uwe Bauer & Corinna Harfouch – La Partition © Port au Prince, Senator Film, Schwarzweiss Film, Wild Bunch, Foto Peter Hartwig

La partie berlinoise sur Tom convoque la collision verbale de Bergman, dans les rapports avec sa mère – sublime et insoutenable scène de goûter, où les non-dits haineux refont surface – ou les vérités difficiles à entendre qui émergent lors de répétitions avec l’orchestre. Le compositeur, Bernard, est à ce titre un personnage charnière pour l’évolution de Tom, car il est aussi bien l’origine du geste artistique du chef d’orchestre (qui doit faire interpréter la musique de Bernard aux musiciens, selon sa lecture personnelle, au grand dam des intentions contradictoires de Bernard) que son empêchement perpétuel (l’insatisfaction face à sa pièce, ou la désintégration de leur amitié par les coups de sang de Bernard). La rivalité parentale de Tom et de Moritz, petit ami actuel de Liv, ajoute une couche bienvenue sur la notion de dépossession. Le « Sterben » de Tom, c’est ce qui lui glisse entre les doigts, c’est ce sur quoi il n’a plus de contrôle. On peut d’ailleurs saluer le fait que pour une fois, les instrumentistes « acteurs » jouent pour de vrai dans un film (plutôt que de reproduire bon an mal an une musique déjà enregistrée en studio) ; cette matière harmonique qui naît et se délite participe grandement à la vérité du parcours mental de Tom. La vérité de jeu musical épouse ainsi subtilement les étapes de développement du fils, du père, du chef d’orchestre et du frère, réunis dans le même corps.

Corinna Harfouch & Lars Eidinger – La Partition © Port au Prince, Senator Film, Schwarzweiss Film, Wild Bunch, Foto Peter Hartwig

Ellen fait quant à elle virer le film vers plus d’imprévisibilité et vers un comique plus affirmé. Si la vérité crue continue à planer sur les virées nocturnes hambourgeoises de la fille Lunies, la sensation de liberté l’emporte dans des scènes jouissives de beuverie et de travail dentaire dentaire. Son « Sterben » est celui des conventions, y compris descénario, dans un quotidien réinventé par la perte de mémoire de la soirée de la veille.  Matthias Glasner semble vouloir dédramatiser ce qui a précédé avec un langage plus fleuri et des situations plus rocambolesques. Ellen est en quelque sorte le catalyseur et la clé de voûte des genres cinématographiques traités dans La Partition, tout en restant un clown triste et intouchable, à la Käurismäki.

Lilith Stangenberg – La Partition © Port au Prince, Senator Film, Schwarzweiss Film, Wild Bunch, Foto Peter Hartwig

Le film gagne donc progressivement en teneur avec toutes ses figures, qui enrichissent à chaque étape le vécu de spectateur. Cependant, à force de montrer les traits individuels des personnages grâce à une plume ciselée et à des comédiens tout bonnement exceptionnels dans une variété de registres, Matthias Glasner ne montre plus leur proximité, leurs relations primales. De membres d’une même famille, ils deviennent des étrangers. Par un geste peut-être trop généreusement expressif, le film a du mal à se canaliser, à installer une cohésion, qui plus est sur une durée aussi longue. Contrairement au Tár de Todd Field, qui choisissait de se concentrer, jusqu’à une fascinante asphyxie, sur le point de vue de la cheffe d’orchestre interprétée par Cate Blanchett, La Partition donne la voix à tous et assume son côté choral, dont la sincérité confère un côté attachant, malgré ses quelques défauts.

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