Maura Delpero – « Vermiglio ou la mariée des montagnes »

« Au coeur de l’hiver 1944. Dans un petit village de montagne du Trentin, au nord de l’Italie, la guerre est à la fois lointaine et omniprésente. Lorsqu’un jeune soldat arrive, cherchant refuge, la dynamique de la famille de l’instituteur local est changée à jamais. Le jeune homme et la fille aînée tombent amoureux, ce qui mène au mariage et à un destin inattendu… »

Comme parvient assez joliment à le laisser pressentir le synopsis, malgré les différents motifs présents tout au long du film qui pourraient le rapprocher du conte, à aucun moment il n’y a dans le quatrième long-métrage de Maura Delpero, Vermiglio ou la mariée des montagnes, distingué à juste titre par un Lion d’argent – Grand Prix du jury à la dernière Mostra de Venise, une mise à distance du réel, bien au contraire : c’est une mise en présence. Si l’histoire se passe dans un passé désormais lointain, dans un village isolé dans les hauteurs dont toute la vie s’articule autour de conditions, structures, rites, devoirs et modes de pensée bel et bien révolus, on est d’emblée enveloppé sensoriellement par tout un univers qu’on observe de l’intérieur, mais humblement, sans jamais l’envahir. Une aube froide se lève dans la chambre des parents, un bébé pleure dans son berceau, il faut traire la vache, et puis très doucement, très gentiment, accompagnées par le gazouillis du nourrisson, une succession de petites paires de mains tenant précautionneusement leur gobelet se tendent vers la casserole de lait chaud pour que maman y verse le petit déjeuner. La caméra, comme elle le fera souvent tout au long du film, se place ensuite en retrait, là où se placerait un peintre pour nous présenter tout le tableau de ce passé rendu à la vie : la famille nombreuse autour de la table au petit matin, dans la semi-pénombre d’une maison de pierre fruste mais pleinement habitée dans tous les sens les plus concrets du terme.

C’est une vie humble qu’on voit se déployer sous nos yeux, dans ces paysages grandioses et dépouillés à la fois, une vie où la pauvreté oblige à compter les pommes de terre qu’on donne à chaque enfant, où l’on se prive pour eux, où l’on réutilise l’eau pour les animaux. Delpero nous donne à observer avec attention les gestes anciens de préservation des choses, car quand on manque (de ressources, de jeunes hommes pour travailler, car ils sont partis à la guerre), tout devient précieux : un bout de couverture, une robe de mariée passée de mère en fille, la fleur cueillie pour maman, un livre, l’éducation, à laquelle une seule des petites aura droit, un petit papier, une lettre, le mot « épistolaire »… Cependant, le vent glacé de l’hiver finira par céder la place au printemps, la neige à la verdure, puis le soleil reviendra pour fêter les amoureux. En dépit de la rudesse de l’existence, dans ce petit village de Vermiglio où s’ancre l’intrigue, qui n’est autre que celui du père de la réalisatrice, quelque chose de paisiblement lumineux domine qui confère à tout le film une douceur presque tangible. L’enracinement de l’intrigue dans un réel éprouvant à bien des égards n’empêche en effet pas à la magie et la tendresse de ce même réel de jaillir à travers de toutes petites choses, et à une intense poésie de nimber l’ensemble. Le monde de l’enfance d’abord (les regards désarmants d’innocence des petits élèves auxquels le maître, rigoureux mais juste, fait classe en italien et non en dialecte, la fillette qui passe en secret du temps dans la bibliothèque du père instituteur pour regarder longuement ses beaux livres, les trois soeurs qui chuchotent tous les soirs dans le lit qu’elles partagent, la fascination du garçonnet pour le soldat déserteur caché dans la grange, d’autant plus touchante qu’elle a des échos filmiques ravissants…), et toute la vie qu’il suppose, très présent dans Vermiglio, jusqu’aux derniers instants du film, participe de sa beauté limpide. De même que les rares moments musicaux (les chants des villageois pour la fête d’une sainte, Chopin et Vivaldi que le père joue sur son gramophone) et bien sûr que l’amour sincère, indiscutable, qui s’épanouit pudiquement, mais instantanément, entre la plus grande, Lucia, et le soldat sicilien en fuite, et semble transcender la tragédie.

Delpero dote son film d’une telle sérénité malgré les tempêtes et d’une telle poésie dans l’adversité d’un lieu et d’un temps fait d’épreuves et de contraintes, que délicatesse et force tranquille n’y font plus qu’un. Cela tient en grande partie à sa manière de filmer, alternant les plans fixes, d’une picturalité profonde, signifiante, sur des intérieurs et des paysages avec ou sans humains, et les plans rapprochés où elle accorde toute son attention à chacun de ses personnages (non seulement à leur vie intérieure mais à leurs mouvements, aux objets qu’ils touchent…), sans la détourner par de la musique, avec une sensibilité pénétrante dans son traitement des jeux d’ombres et des raies de lumière. Le travail de photographie dans Vermiglio est d’autant plus remarquable qu’il ne tire jamais la couverture à lui. Cette même qualité, celle d’être riche et trèsfinement ouvragé tout en restant discret, tendre, se retrouve dans le scénario. Ici, sans aucun bavardage, beaucoup, beaucoup de choses sont dites, et pourtant chaque mot, soigneusement choisi, est lui aussi précieux.

© Cinedora

De fait, on trahirait la subtilité des dynamiques qui se déploient dans Vermiglio en cherchant à les décrire ou les analyser en quelques phrases, d’autant qu’elles sont incroyablement nombreuses. À vrai dire, c’est assez renversant qu’un film aussifondamentalement apaisé puisse en même temps être aussi fourmillant. Car dieu sait combien de choses se passent ici, combien de sujets sont évoqués ! Vermiglio parle de tout un mode de vie disparu, de la condition des femmes, de la maternité, des hommes aussi (pour la première fois dans sa filmographie), de la foi et du sentiment de pécher d’une des filles, et de ses raisons intimes, interdites, de la guerre proche et lointaine à la fois qui se livre au nord et de la mort, bien sûr, et puis des secrets qu’on a, des rapports maritaux, de l’éducation, de différentes générations… Le tout sans jamais, jamais aucun manichéisme. Non seulement, comme on le disait, chacun est pris en compte, chaque visage sur la photo de famille figée que le père se met à scruter est profondément connu de nous, avec ses forces et ses fragilités, mais mieux encore, on se rend compte qu’avec tout cela, dans toutes ces circonstances tout de même très chargées, l’air de rien, à aucun moment le film ne formule de commentaire d’ordre moral sur toutes ces complexités. Plus qu’une approche choisie pour ce film, c’est une véritable attitude de cinéaste qui se dégage de Vermiglio, une attitude intègre, élégante, qui touche en profondeur.

Il y a autre chose encore, que le film vous laisse. S’il a, d’abord, la grâce de nous permettre de retrouver des choses, des souvenirs, des gestes, s’il nous remet en contact avec un mode d’existence disparu où le temps s’écoulait de manière cyclique, rythmé par les saisons, il introduit peu à peu, par petites touches, une idée différente du déploiement de la vieliée à l’idée de survenance : dès qu’un élément nouveau, forcément inattendu, survient (et rompt le cycle, la vie se met à « se produire » plutôt qu’elle ne s’écoule. Le parcours de Lucia, la mariée des montagnes, finit par devenir l’histoire d’une redécouverte progressive de la notion de destin comme quelque chose qu’elle peut déterminer voire aller chercher, prémisse et promesse d’une échappée qui ne fait que commencer, mais qui en fait déjà une héroïne moderne.

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A propos de Bénédicte Prot

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