« J’ai horreur du petit réalisme, du petit naturalisme. »
Gérard Frot-Coutaz
Tout commence par un réveil, celui de Fabien, endormi au milieu des reliefs d’un pique-nique en forêt. De ce personnage dépenaillé à l’allure et au comportement étranges, nous mettrons un certain temps à connaître le passé, par bribes éparses. Il a été l’acteur vedette d’une sitcom populaire au début des années 90. Indirectement responsable de la mort de sa partenaire, Corinne, il erre depuis vingt ans dans un état quasi-somnambulique, ayant perdu la mémoire et le goût, cela aura son importance. Il ne métabolise plus très bien non plus les vitamines C, ou D, il n’est plus certain… Bêtes blondes n’est pas un drame, mais avant tout une comédie et le tragique de Fabien est d’abord le prétexte à un ensemble de situations burlesques lorsque ce dernier croisera la route de Yoni, un jeune homme en fuite avec, dans un sac, la tête de son amant décapité par accident.
Fabien, c’est Thomas Scimeca. Il vient du théâtre où, avec sa troupe, Les Chiens de Navarre, il a mis en scène et interprété des spectacles aussi déjantés que politiquement urgents. Apnée de Jean-Christophe Meurisse, sorti en 2016, capte une part de leur travail. Scimeca est apparu dans d’autres films ces dernières années et, même dans les productions les plus conventionnelles, il apportait une véritable fantaisie à ses rôles (voir sa participation au médiocre Larguées d’Eloïse Lang). Il lui restait à rencontrer un personnage qui lui permette de donner toute l’amplitude de son talent, c’est maintenant chose faite avec son interprétation de Fabien. Rien que pour sa performance, il faut aller voir Bêtes blondes. Scimeca y livre une composition hallucinante, totalement investie physiquement, construisant un personnage en constante perte d’équilibre, tombant, chutant, se relevant, imposant sa présence dans chaque plan.
Dans notre interview, Maxime Matray et Alexia Walther évoquent l’investissement de Scimeca dans le film. Il faut d’ailleurs remonter à quelques décennies, penser au jeu d’un Pierre Richard ou d’un Gérard Depardieu dans les années 70, pour se souvenir combien est devenue rare aujourd’hui cette présence physique de l’acteur à l’écran. En cela, Bêtes blondes nous rappelle que le cinéma est d’abord une affaire de jeu et l’invention de nouveaux corps, inédits et vierges. Fabien Scimeca en est un, tout comme Yoni interprété par le jeune Basile Meilleurat, remarqué chez Alain Guiraudie. Ajoutons la présence troublante d’Agathe Bonitzer et d’une foule de jeunes interprètes qui donnent au film sa vie intérieure, son bruissement interne.
Le bruissement est d’ailleurs peut-être le terme qui désigne le mieux la rythmique de ce film inclassable : le bruissement du papillonnement de Fabien autour de l’histoire de Yoni, celui des nombreux apartés, des ellipses ou encore des digressions qui nous conduisent de l’ouverture à la conclusion après nous avoir perdus sur de multiples chemins de traverses. Nous y aurons croisé des chasseurs, un enterrement bourgeois buñuelien, d’étranges films pornographiques, des chats qui parlent comme chez Lewis Carroll… Car Bêtes blondes est avant tout une comédie poétique construite sur le souvenir d’une phrase de Michaux, « Tel partit pour un baiser qui rapporta une tête », un film libre et sauvage où l’on cite André Chénier, où l’on pense au bestiaire de Lautréamont en dénombrant les multiples insectes et animaux qui apparaissent à l’écran.
Il faut saluer ici le travail inlassable d’Ecce Films qui, en quelques années, a proposé certains des nouveaux auteurs parmi les plus excitants actuellement : Antonin Peretjatko, Justine Triet, Yann Gonzales, Bertrand Mandico hier, Maxime Matray et Alexia Walther aujourd’hui, Caroline Poggi et Jonathan Vinel bientôt. Depuis longtemps, un producteur ne nous avait pas autant enthousiasmés par l’audace de ses paris, par sa volonté de secouer l’ordre établi du cinéma français, par son souhait de renouveler les genres, les visages et de défricher de nouvelles terres. C’est donc à cette cosmogonie qu’il faut rattacher Bêtes blondes, à ce groupuscule de cinéastes sans manifeste déployant une fraîcheur qui n’est pas sans rappeler d’autres moments historiques charnières, que ce soit l’expérience Diagonale ou la Nouvelle Vague naguère.
Des fils secrets se tissent d’ailleurs entre les œuvres. Bêtes blondes, tout en étant une comédie parfaitement jouissive, est aussi un bel objet esthétique bénéficiant à l’image du travail exceptionnel de Simon Beaufils, collaborateur régulier de Yann Gonzales depuis ses premiers films jusqu’à Un couteau dans le cœur. On se reportera à notre interview pour cerner l’approche originale sur le cadre du chef-opérateur. Maxime Matray et Alexia Walther sont issus des Beaux Arts et sont plasticiens. Cela se perçoit dans la composition, les jeux de textures et de lumières, les choix de couleurs où strictement rien n’est laissé au hasard. A ce sens de la précision se superpose constamment un souci de désordre, de salissure, comme ils nous l’expliquent en se référant aux peintures d’Asger Jorn:
« C’est quelque chose de l’ordre de la vandalisation qu’on a toujours en tête : essayer d’être naturalistes un moment et puis contrarier ça en envoyant un coup de pied… Se dire : « C’est bien joli ! », puis : « C’est trop joli ! Ajoutons un fluide corporel pour que ça devienne plus sale ! ».
Il faut voir à ce propos la scène de la serre où la souillure ruisselle sur les fleurs éclatantes. Bêtes blondes est aussi un film qui sublime le trivial, loin de la bienséance et des convenances.
Enfin, au soin apporté à l’image, se concilie une remarquable partition musicale. Maxime Matray est musicien et compose une partie de la B.O. Ses thèmes personnels sont mêlés à de nombreux morceaux soigneusement choisis. S’y croisent des musiciens aussi rares que précieux tels que The Durutti Column, Coil, Matmos ou encore Plaid… Ils ne sont pas pour rien dans l’ambiance atmosphérique du film, la tonalité électro-acoustique des titres répondant aux variations de l’image entre naturalisme cru et jeux d’artifices.
On l’aura compris à travers ces quelques lignes, Bêtes blondes est un film profondément singulier qui ne doit rien aux modes. C’est un film qui renoue avec le cinéma de poésie, une œuvre « vivante » qui ménage des surprises tout au long du déroulement d’une trame dramatique volontairement lâche et sinueuse. C’est un film attachant aussi, sorte de buddy movie déviant, appariant deux êtres profondément originaux et touchants, reliant le fantasque et fluide Fabien au nerveux et solide Yoni. Il faut voir d’ailleurs avec quelle délicatesse le film quitte Fabien dans un ultime très beau plan pour se rappeler que le cinéma est aussi une affaire de respect, à son matériau, à ses personnages, à ses interprètes.
Le film a reçu plusieurs prix en festivals, à Venise, à Belfort, et a suscité l’enthousiasme des publics qui l’ont découvert. Au Festival Entrevues, il a reçu le Prix Gérard Frot-Coutaz, du nom de ce critique et cinéaste prématurément décédé qui, à travers quelques beaux films rares, cherchait à apporter rigueur, invention, intelligence, poésie, beauté et, ce qui n’est pas le moindre mérite, humour, au cinéma qu’il pratiquait. Ce n’est que justice en regard du charme et de l’inventivité de Bêtes blondes.
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