Pour des documentaires comme celui de Mehran Tamadon, on est tenté d’utiliser un certain nombre de phrases convenues, au premier rang desquelles: « c’est un film nécessaire ». En donnant la parole à trois Iraniens qui ont vécu la torture et l’enfermement, Là où Dieu n’est pas révèle la barbarie de la République Islamique. Mais il est parcouru, tout du long, par la question de sa propre utilité: est-ce bien nécessaire? Quelle peut être la portée de la dénonciation auprès du régime iranien, dont Tamadon espère qu’il aura accès au film? Dans le même temps que l’on voit les trois témoins revivre un passé terrifiant, en passant d’une temporalité à une autre, d’un espace à un autre, d’un rôle à un autre, on sent le réalisateur interroger son projet et parfois douter de sa pertinence. Ne crie-t-il pas dans le désert?
On est d’abord saisi par le dispositif : dans un entrepôt parisien, guidé par ses trois témoins, Tamadon fait reconstituer le décor de leurs tortures. Ce sera une cellule collective puis une pièce remplie de cercueils pour Homa; une cellule d’isolement de trois pas sur deux pour Taghi, une salle de torture pour Mayzar.
On venait chercher l’idéologie; on trouve le bricolage, auquel Tamadon, ancien architecte, se consacre avec un soin maniaque. En voyant les bandes adhésives couvrir le sol, les parois en contreplaqué s’ériger, on ne peut s’empêcher d’abord de penser à Ceci n’est pas un film: Panahi, assigné à résidence et empêché de filmer, y reconstituait, sur son tapis, à grand renfort de rubans, un décor imaginaire qui lui permettait de raconter une histoire et de défier l’enfermement. Du cinéma comme arme de résistance et échappée belle. La démarche de Tamadon est presque inverse. S’il ouvre et ferme son film sur les rues puis le ciel de de Paris -sur lequel s’inscrit le titre: Là où Dieu n’est pas-, il enferme bientôt ses personnages, et nous avec, dans une réplique de l’univers carcéral qu’ils ont connu. Nulle quête d’abstraction ici. Mayzar cherche un câble dont les filons sont assez souples pour lacérer les pieds; il bricole un lit semblable à celui sur lequel une autre torture était pratiquée, installe la corde à laquelle il a été pendu.
Taghi refait les 100 pas qu’il a pratiqués des mois durant. Homa s’allonge dans une réplique du cercueil dans lequel on l’a enfermée pour réveiller sa foi, tandis qu’on passe un disque de chansons de deuil – celles-là même qu’elle entendait alors- et des enregistrements de prêche.
Dans ce décor à la fois théâtral et affreusement réaliste, élément de distanciation et support d’un reenactment douloureux, Tamadon demande à ses victimes consentantes de rejouer les scènes traumatiques de leur vie. Il endosse tantôt le rôle du bourreau, tantôt celui de la victime, pour mieux comprendre ce qui se joue dans ces situations monstrueuses. Des deux côtés du fouet, donc. En cela il reste fidèle à une démarche qui a toujours été la sienne: son premier documentaire, Behesht Zahra (2004), donnait la parole à des mères de martyrs, mais ses films suivants, Bassidji et Iranien (2010), tentaient de dialoguer avec les défenseurs de la République Islamique. Dans Iranien, il proposait même à des bassidji d’habiter quelques jours avec lui.
On est d’abord un peu circonspect: il ne s’agit malgré tout que d’un jeu, que l’on peut arrêter à tout moment, et qui jamais ne pourra rendre compte des atrocités commises. Le choix de la reconstitution, l’attention accordée aux décors, aux sons, aux odeurs ( parfois les victimes avaient les yeux bandés: c’est donc par ces sens qu’elles revivent le mieux certaines scènes) se révèle pourtant incroyablement efficace. Il coupe court à toute tentative discursive, philosophique, psychologique, religieuse (non, décidément, non n’est pas là; il n’a rien à faire dans cet enfer dénué de sens) pour ne laisser voir qu’un moment sans cesse revécu dans la chair des protagonistes. Il ne s’agit pas d’une quelconque dialectique du bourreau et de la victime, mais d’une expérience. Le procédé révèle aussi sa puissance cathartique. Presque toujours dans le cadre avec ses personnages, Tamadon les accompagne dans leurs douloureuses réminiscences, les interroge patiemment, arrête le tournage lorsqu’ils souffrent trop. Une réalité est particulièrement frappante : ce que Taghi, Homa et Mayzar supportent le moins bien, c’est de devoir incarner les bourreaux. C’est là qu’ils craquent. Tamadon les filme avec pudeur dans leur désarroi, captant les moments où ils ont besoin de s’isoler ou de sortir fumer une cigarette. Alors seulement, ils sont seuls dans le cadre. Dans leurs regards se lit un poignant déferlement d’émotions que l’on ne cherche pas à nommer. Mais bientôt se dévoilent d’autres objectifs que la catharsis. Et ils sont contradictoires. Mayzar dit vouloir reconstituer très exactement les tortures qu’il a subies pour que « les gens qui regardent parviennent à imaginer ce que les gens subissent dans ce pays ». Le but de Tamadon est autre: « Moi, je veux que ce gars-là se voie. Celui qui fait cela. Les tortionnaires qui font ça. Jamais ils ne regardent ce qu’ils font parce qu’ils sont à l’intérieur de leurs actes.» Une belle croyance dans les puissances du cinéma que ses interlocuteurs ébranlent. Mayzar rejoue les aveux filmés qu’il avait été contraint de faire: la mise en abîme révèle l’ambiguïté foncière de l’image, outil de vérité tout autant que de mystification. Et Taghi assène cette gifle: « tu ne pourras pas l’ébranler (…) Peut-il se voir et se détester? Mais non, arrête de te leurrer. (…) Tu ne peux pas comprendre ». Ainsi la pièce cruelle qui se joue ici, dans un cadre resserré digne d’une tragédie ( un lieu, une intrigue, une temps d’une torture sans cesse recommencée) devient-elle vertigineuse dans son énonciation. À qui s’adresse-t-elle: aux victimes? Aux bourreaux? À nous? Au réalisateur lui-même, que l’on voit ébranlé à la fin du parcours, rendu conscient des limites de son entreprise? Le contre-champ historique viendra d’ailleurs bientôt donner raison à ceux qui doutent: « Ce film a été réalisé avant le mouvement Femme, Vie, Liberté et la violente répression du peuple iranien par la République Islamique » indique un carton au début du film. Et Tamadon d’avouer lors d’une interview: « depuis septembre 2022, je suis traversé par tout sauf l’envie de créer du lien. Malgré cela, j’ai au fond de moi l’impression qu’il y a de grands principes qui m’habitent et qui me poussent à tenter de rencontrer l’autre ».
Là ou Dieu n’est pas forme un diptyque avec Mon pire ennemi, sorti le 8 mai, dont il a déjà été question dans Culturopoing. Les deux œuvres, nées d’un même geste (la première a été filmée alors que Mehran Tamadon travaillait au montage de la seconde), abordent le même sujet et reposent sur des choix de mise en scène semblables. Chacune pourtant apporte son propre vertige. Et le choc reste intact.
Il est, pour ce genre de films, une autre phrase convenue. Elle veut qu’« on n’en ressorte pas indemne ». C’est le moins que l’on puisse dire. Les images et les questions qui les parcourent hantent longtemps.
Là ou Dieu n’est pas,
Documentaire. France, Suisse
112 minutes
sortie le 15 mai.
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