L’année 2022 commence sur les chapeaux de roues puisqu’elle nous offre déjà l’une des révélations les plus importantes de ces dernières années. Avec Residue, premier long-métrage dont la puissance du discours politique ne sacrifie jamais à l’ambition esthétique, Merawi Gerima fait une entrée fracassante. Le jeune homme dispose d’un héritage important en la matière puisque ses parents ne sont autres que Haile Gerima et Shirikiana Aina, figures majeures de L.A. Rebellion, mouvement cinématographique composé de jeunes réalisateurs afro-américains étudiants à la UCLA Film School qui avaient pour objectif de proposer un cinéma noir de qualité, conçu comme une alternative au modèle hollywoodien dominant. L’éducation familiale constitue donc probablement le socle d’une formation cinématographique qui s’est d’ailleurs poursuivie à la School of Cinematic Arts de Los Angeles.
Ce contexte établi, on reconnaîtra sans peine le caractère autobiographique de ce premier film dans lequel on suit le parcours de Jay, apprenti réalisateur qui retourne dans sa ville natale, Washington DC, après son cursus scolaire passé en Californie, pour y raconter la vie de son quartier d’origine, Q Street, et donner une voix à ceux qui ne sont pas représentés dans les salles obscures. Mais le retour ne se passe pas comme prévu : le héros ne reconnaît plus les rues de son enfance, transformées par la gentrification. Les blancs ont pris le contrôle de l’espace public, détruisant la culture noire qui donnait à cette partie de la capitale toute son identité. Ses proches ont disparu ou se trouvent désormais en prison et l’un de ses meilleurs amis, Delonte, se montre hostile envers lui, lui reprochant de ne s’intéresser qu’à son œuvre et de les avoir abandonnés. Face à l’effondrement de son monde premier, Jay est peu à peu envahi par la nostalgie et la rage : chaque pâté de maison fait ressurgir les souvenirs d’une époque perdue, celle où la communauté noire disposait au moins d’« une chambre à soi ».
Ce choix de décrire la conversion de Q Street à partir du point de vue de son personnage principal, cet ancrage dans l’intime, construit à partir d’une expérience vécue, constitue la meilleure porte d’entrée dans l’appréhension d’une réalité sociale. Loin de rechercher une prétendue objectivité, Gerima reste exclusivement du côté de son alter ego et en adopte la vision parcellaire et subjective. Point de totalité donc mais plutôt une série d’événements et de détails qui, accumulés, révèlent l’ampleur du phénomène : un voisin qui demande à Jay de baisser la musique, une dame qui laisse son chien déféquer sur le gazon des parents de celui-ci, les appels incessants de promoteurs immobiliers qui cherchent à racheter les maisons du voisinage, le ravalement d’une façade, la construction d’un nouvel immeuble sur plusieurs étages, etc. Sous les yeux de l’étudiant en cinéma, se dessine un univers en perpétuelle mutation où les nouveaux occupants sont semblables à des policiers qui dictent aux autres leur conduite et qui façonnent la cité selon leur bon vouloir. Si les blancs sont représentés comme des silhouettes sans visage, c’est parce que le protagoniste ne peut se résoudre à accepter le processus auquel ils renvoient : la gentrification. Son regard est tout entier tourné vers le passé, vers ce monde disparu qu’il aspire vainement à voir renaître. Washington DC nous apparaît alors comme une terre peuplée de fantômes, où les souvenirs se confondent avec le temps présent. Le réalisateur embrasse les visions et les réminiscences de son héros, ajoutant à l’ancrage documentaire de son œuvre une plongée dans la psyché d’un être rongé par la perte et l’impuissance.
Il s’appuie pour cela sur une esthétique proprement saisissante qui donne à ce premier long-métrage toute sa puissance et sa beauté. S’il épouse le rythme de son personnage et s’apparente principalement à une longue introspection, le montage connaît de brusques accélérations qui fonctionnent comme autant d’exacerbations des sentiments développés par la narration. La colère, fil rouge d’un récit qui monte crescendo, est mise en exergue lors de ces brefs instants où le découpage condense les éléments mis en place par l’écriture, comme on peut le voir dans cette scène où la conversation entre deux jeunes femmes évoquant leur nouvelle vie dans le quartier alterne avec le sang d’une victime noire qui se répand sur le trottoir. L’enchaînement des plans est ici semblable à un cri de rage contre l’indifférence la plus profonde, contre les complaintes anodines qui masquent les réelles souffrances. L’autre grand sentiment traité ici, la nostalgie, est accentué par ces séries de flash-back qui sont comme des éclats de mémoire, lumineux et chatoyants, ramenés à la conscience de Jay à chacune de ses confrontations avec le changement. Le cinéaste construit également son dispositif par une utilisation systématique de la longue focale qui rend compte, à la fois de l’isolement de son protagoniste, considéré comme un étranger par ses anciens amis, et du morcellement de la communauté qu’il pensait retrouver. L’espace public n’est jamais donné dans sa totalité puisqu’il ne subsiste que des îlots derrière lesquels s’abritent les derniers survivants de cette transformation urbaine. Mais le geste formel le plus audacieux réside certainement dans le travail effectué avec le chef opérateur, Mark Jeevaratnam, sur les couleurs et la lumière. Les teintes rouges-orangées sont ici privilégiées, notamment lors des séquences qui se déroulent dans l’appartement de Jay, assimilant ce lieu à son univers mental dans lequel il se réfugie pour ne plus avoir à affronter la déplaisante réalité qui l’entoure de toute part. Surtout, tous ces éléments de la mise en scène fonctionnent de concert pour faire de Residue une œuvre poétique et émouvante. Le « message » véhiculé ne se transmet pas par des dialogues ou par des déclarations d’intentions : il se diffuse par un enchevêtrement d’images et de sons qui donne une forme à des phénomènes impalpables mais destructeurs.
La coexistence des deux temporalités sur lesquelles repose la structure donne au récit l’apparence d’un palimpseste qui tresse en son sein la possibilité d’un autre devenir débarrassée des fléaux qui empoisonnent la société. Le passé n’est pas seulement la source d’une mélancolie des souvenirs perdus mais constitue également le réservoir des promesses d’antan que l’auteur – qu’il s’agisse de Gerima ou de son alter ego – s’efforce de réactualiser pour lutter contre le triste avenir auquel sont condamnés ses anciens camarades. En témoigne cette séquence où Jay se rend en prison pour rendre visite à Dion, son grand frère d’adoption au temps de leur enfance. La véritable rencontre, obstruée par la vitre de glace qui sépare les deux individus, cohabite avec des retrouvailles fantasmées, où les deux amis discutent et se chamaillent amicalement dans la forêt qui les a vus grandir. La superposition de ces deux espaces – le rêve prenant le pas sur le réel – nous rappelle que, pour ces déshérités des villes américaines, l’aspiration à une vie ordinaire n’est bien souvent qu’une utopie.
Residue est donc un témoignage brûlant sur les ravages de la gentrification aux Etats-Unis, et plus largement, sur les inégalités raciales et sociales qui continuent à gangrener ce pays. À la fois lyrique et politique, ce premier long-métrage marque également l’acte de naissance d’un jeune auteur dont la voix est amenée à résonner durablement de l’autre côté de l’Atlantique.
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