Nous reconnaissons à Michael Haneke cette qualité d’avoir mené le récit de Happy End avec concision – même s’il est éclaté – et précision. D’avoir joliment dirigé ses acteurs, dont Jean-Louis Trintignant qui, de toute façon, est du gâteau pour un cinéaste. Le rôle de « Monsieur Georges », alias Georges Laurent, vieil homme se sentant emprisonné de façon insupportable en sa demeure ou sur sa chaise roulante et, de toute façon, arrivé au seuil de la vie, sied parfaitement à cet acteur de presque 87 ans qui a connu quelques rudes épreuves dans son existence personnelle et a déjà quasiment quitté le monde du septième art. Ce rôle a été écrit pour lui. Trintignant émeut et fait rire en gâteux lucide et désabusé. Si l’on effectue un zoom arrière, notamment à partir de la très belle et drôle image finale – le moment le plus réussi du film, quasi burlesque -, on peut penser qu’il y a comme un au revoir à la vie de la part de l’acteur.
Là où le bât blesse fortement, à notre humble avis, c’est dans la vision hanekéenne de l’être humain, du monde dans lequel le réalisateur et nous-mêmes vivons, dans son rapport personnel aux êtres et à la réalité. Et dans la façon dont il poursuit son œuvre d’ensemble à travers ce nouveau film. On sait que la problématique que soulève le cinéma de l’auteur du Septième Continent est celle de son implication ou de sa non implication dans cet univers marmoréen qu’il construit, place devant sa caméra, et qu’il affirme dénoncer avec optimisme. Comment Haneke observe-t-il ce qu’il présente comme étant au cœur de l’humain et des relations qu’établissent les individus entre eux : la cruauté, la violence, la pulsion mortifère ? De façon humaniste, avec une volonté d’empathie et de l’espoir logé quelque part en son cœur ? De façon neutre ? Avec de la cruauté et un sens du morbide qui colle à la peau… et avec l’oeil de l’entomologiste implacable et obsessionnel, plus ou moins caché derrière ses instruments de travail et sa vitre, qui, sans nous pousser jusqu’à identifier absolument l’auteur et ses créatures – une position qui n’est jamais bonne -, nous interroge sur sa difficulté à prendre une distance adéquate et positive avec les « rapaces » et les proies bipèdes qu’il dispose et anime sur ses plateaux ?
Personnellement, mais nous savons bien que nous ne sommes pas les seuls, loin de là, ce sont des questions que nous nous sommes posées dès que nous avons découvert le natif de Munich, et précisément ses trois premiers opus constituant la fameuse « trilogie de la glaciation »… Que nous nous sommes reposées au moment de la sortie de Funny Games… Et reposées plus récemment, et de façon assez poussée, à l’occasion de la sortie d’Amour – puisque nous avons écrit un long texte sur ce film de 2012 (1). Elles sont toujours d’actualité, indubitablement, avec Happy End.
Beaucoup des personnages de ce film sont froids, méprisants envers autrui, moralement et physiquement violents, ne cherchent pas à communiquer. Ou, à tout le moins, sont très ambigus dans leur comportement… l’amour qu’ils expriment ou tentent d’exprimer envers autrui étant faible, voire hypocrite.
Mais il y a surtout cette enfant, Ève, qui élimine sa mère après avoir expérimenté de fortes doses de médicaments sur son hamster – cobaye. Qui raconte plus tard à son grand père, Georges Laurent, qu’elle a déjà cherché à empoisonner une autre enfant, en colonie de vacances. Qui tente de se suicider. Haneke propose des éléments pouvant expliquer son tempérament, son comportement. Ève est entourée de gens, de proches qui ne l’aiment pas, ou pas avec l’adresse requise. Elle a perdu un frère dans des conditions dramatiques. Ses parents se sont séparés. Son père, Thomas Laurent, trompe sa seconde femme, Anaïs, avec une musicienne fougueuse, Claire Vamel – pas une pianiste, mais une violoncelliste… une violoncelliste qui aime la « pisse » !
Mais, par ailleurs, on sent bien que le cinéaste refuse les explications faciles, rassurantes, directes, relevant de la psychologie de surface. D’ailleurs, dans le film, les « Je ne sais pas » accompagnent les « Je ne sais pas quoi dire » – lesquels sont aussi la marque de l’indifférence au sort d’autrui. Il y a, nous l’avons dit, une volonté du réalisateur de construire des personnages contradictoires, ambivalents, énigmatiques… Est-ce que c’est fait avec suffisamment de prudence et de tact pour ce qui concerne une enfant de treize ans ? Ce n’est pas sûr. Ève est-elle d’ailleurs une enfant de treize ans ? Ce n’est pas sûr. On peut voir aussi en elle une ombre de Haneke… Ève, la filmeuse qui au début de Happy End semble agir arbitrairement et conduire le récit, prescrire le comportement de sa mère autant que le décrire – elle peut d’autant mieux le décrire qu’elle est saturée par le quotidien.
Il ne s’agit pas de réclamer une représentation édénique de l’enfance, mais pas non plus d’apprécier forcément qu’Ève soit composée comme une jeune adolescente satanique. On n’est pas ici dans l’Allemagne pré-nazie – quoi qu’en pense peut-être l’auteur -, et le discours sur les médias actuels qui conditionneraient le comportement des enfants, les sortant de la réalité, est un peu facile, même s’il est ici moins perceptible que dans un film comme Benny’s Video – Facebook et Youtube apparaissent dans Happy End.
Haneke est pesant, à notre goût, et davantage qu’auparavant. Il est est obtus et il ressasse. Et ce, malgré son talent et son métier, indéniables. Commencerait-il à tourner en rond en se com-plaisant à sur-produire des auto-références que nous jugeons pour notre part stériles, même si on peut comprendre leur présence – le fil Trintignant ? Georges Laurent raconte à Ève, à un moment donné, ce que le Georges Laurent à fait d’Anne Laurent (incarnée par Emmanuelle Riva) dans Amour. On notera qu’Anne est le nom du personnage qu’incarne Isabelle Huppert dans Happy End. Et qu’Éva était le prénom du personnage que cette actrice incarnait dans Amour.
L’action se passe principalement dans la ville de Calais. Haneke s’est voulu de son temps et a souhaité représenter des migrants et la famille huppée que constituent les Laurent comme peu soucieux de ce que sont ces individus et plutôt gênés par leur arrivée inattendue. La scène où ces intrus sont amenés par Pierre, le fils damné et vaguement rebelle, est vaine. Haneke a déclaré dans une interview : « (…) les migrants, c’est un sujet que je ne connais pas » (2). D’accord. Admettons qu’ils soient avant tout des symboles. Dans la même interview, Haneke explique d’ailleurs ne pas avoir voulu faire un film sur le « thème » des migrants, mais sur l’ « autisme » social. On pourrait quand même rétorquer au cinéaste : Vous savez, vous auriez pu vous informer. C’est d’ailleurs comme ça que font certains artistes quand ils préparent une œuvre. Plusieurs cinéastes ont filmé – dans – la « Jungle »…
C’est que, malheureusement, il y a cette image fort peu heureuse qui marque l’intrusion de ces étrangers indésirables pour les Laurent et les invités qu’ils ont réunis en un grand repas de fête. Les migrants, tiens donc, sont tout noir ! Le décor et pas mal des vêtements des fêtards, tiens donc, sont tout blanc ! On pourrait mal prendre cette composition et évoquer une formule rivettienne qui a fait florès…
Jouons les Haneke pour en terminer avec ce film qui ne présente que peu d’intérêt et d’inventivité au niveau narratif, au niveau de ce qui pourrait ressembler à une intrigue… Notre conclusion, qui renvoie à ce que nous avons évoqué plus haut, se voudra alors couperet – une fois n’est pas coutume…
Haneke n’est ni Bresson – pour ce qui concerne la cruauté… ni Rossellini – pour ce qui concerne l’enfance dénaturée… ni Bunuel – pour ce qui concerne les « penchants sexuels sombres »… ni Chabrol – pour ce qui concerne la philippique anti-bourgeoise.
Conclusion assumée et qui ne nous paraît pas déplacée, le cinéaste ne cachant pas l’influence exercée sur lui par la plupart de ces grands auteurs.
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1) « Amour, de Haneke : conte cruel de la vieillesse ? », in Du maniérisme à l’art post-moderniste – À la mémoire de Laura Malvano-Bechelloni, sous la direction de Françoise Py, L’Harmattan, Paris, 2014. (Texte précédemment publié sous une forme moins achevée sur le site de la revue Éclipses, le 7 novembre 2012 : http://www.revue-eclipses.com/amour/critique/conte-cruel-de-la-vieillesse-101.html).
2) « Michael Haneke : « Calais, c’est le nom en France pour l’immigration » » – Propos recueillis par Arianne Delepierre, La Voix du Nord, 22/09/2017.
http://www.lavoixdunord.fr/221688/article/2017-09-22/michael-haneke-calais-c-est-le-nom-en-france-pour-l-immigration
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Yves
Ce « Happy End » est une anthologie portative de Haneke à la portée de tous. Comme certains musiciens en petite forme à qui une maison de disques demande un « Best Of » des années fastes, Haneke recycle thèmes et personnages de ses oeuvres précédentes de « Benny’s Video » à « Amour ». Un véritable jeu de l’oie auto-référencé !
Est-ce la fin d’un cycle ou un manque d’inspiration passager ? Les années à venir nous le diront … !
Claudine
Je trouve ce commentaire excellent. Tout est pointé de ce qui m’a déplu et dérangée dans ce film, au point d’en rendre la vision carrément pénible (javais aimé « Amour », pourtant. Et plus encore « Le Ruban blanc »)