Michel Hazanavicius est un cinéaste qu’on aime. Cinéphile érudit et ludique, sa largesse d’esprit et d’horizon transpire autant à travers ses pastiches les plus célèbres (La Classe américaine, OSS 117) qu’à ses prises de risque. Réalisateur doué et aventureux, il s’est toujours refusé à la facilité dans ses choix, préférant surprendre, quitte à connaître des revers. Une joyeuse anomalie dans le paysage parfois binaire d’un cinéma français clivé entre auteurs et « commerciaux ». De plus, en dépit de l’éclectisme de sa filmographie, se dessine néanmoins une cohérence dans sa carrière. La veine parodique, décalée, plutôt tournée vers la comédie avec les OSS 117 ou Coupez !, coexiste avec des entreprises plus sérieuses et plus sombres. Son neuvième long-métrage, La Plus Précieuse des marchandises, vient s’inscrire dans ce deuxième mouvement. Adapté d’un conte (un registre déjà investi sur l’anecdotique Le Prince Oublié) de Jean-Claude Grumberg publié en 2019, le projet aborde l’un des thèmes les plus délicats à traiter pour le 7ème art : la Shoah. Dernière spécificité, il s’agit des débuts du metteur en scène dans l’animation, lui-même dessinateur depuis très longtemps. Après une gestation prolongée par la pandémie de COVID-19 suivie d’autres éléments annexes (dont celui heureux d’une naissance), le résultat fut présenté en fin de Festival de Cannes, puis à l’aube de l’été à Annecy. Il se dévoile aujourd’hui dans les salles obscures à l’approche de l’hiver, une saison qui s’accorde parfaitement avec le climat d’une proposition mêlant douceur et brutalité dans un geste faussement discret et inspiré.
Il était une fois, dans un grand bois, un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne. Le froid, la faim, la misère, et partout autour d’eux la guerre, leur rendaient la vie bien difficile. Un jour, la pauvre bûcheronne recueille un bébé. Un bébé jeté d’un des nombreux trains qui traversent sans cesse leur bois. Protégé quoi qu’il en coûte, ce bébé, cette petite marchandise va bouleverser la vie de cette femme, de son mari, et de tous ceux qui vont croiser son destin, jusqu’à l’homme qui l’a jeté du train. Leur histoire va révéler le pire comme le meilleur du cœur des hommes.
Michel Hazanavicius assume et revendique pleinement l’appartenance de son long-métrage au conte, dont il reprend immédiatement les figures de style. Le premier plan, un « tableau figé » hybride pourtant avec malice ses origines et sa finalité. Cadre idéal pour le générique d’ouverture, où les seuls mouvements palpables sont, dans un premier temps, des flocons tombant sur la forêt enneigée et une douce partition d’Alexandre Desplat. L’image commence à prendre vie lors de l’apparition symbolique d’un « fantôme », doublée d’une charge émotionnelle implicite. Le regretté Jean-Louis Trintignant, à la voix reconnaissable entre mille, prend la parole dans la peau du narrateur du récit. Sobriété et minimalisme plantent le décor, des dessins aux traits personnels s’affranchissent de leurs références ou inspirations avouées (les premiers Disney notamment), sans éluder le contexte, loin s’en faut. Hazanavicius trace les contours pour laisser à son spectateur le choix de colorier, compléter. La « distance » que permet l’animation se nourrit d’un réel et d’un imaginaire propres à chacun, où les connaissances, expériences des uns et des autres, ont vocation à nourrir le visionnage. Il s’emploie à une certaine simplicité narrative et une linéarité afin de nous fondre dans son paysage, celui d’une Pologne proche d’Auschwitz où une femme aimante va devoir mettre toutes ses forces pour élever ce bébé miraculeusement tombé d’un train de la mort. Elle, qui a autrefois perdu le sien, convainc son mari réticent, d’abord rongé par la réthorique antisémite ambiante, avant que ce dernier ne change son fusil d’épaule et ne se batte pour la survie de cet enfant.
Dans une narration épurée, qui gagnera néanmoins en complexité dans sa deuxième moitié, à la faveur d’ellipses bien senties, Hazanavicius rappelle, sur une tonalité très différente, à son film le plus mal-aimé, The Search. Son remake des Anges Marqués de Fred Zinnemann traitant de la seconde guerre de Tchétchénie, inégal dans son mélange et enchâssement des récits, bénéficiait d’une mise en scène frontale de l’horreur, insistant en creux sur la nécessité de sauver et préserver une innocence, mise à mal et corrompue par la barbarie. Sur un mode plus doux et surtout plus suggestif, La Plus précieuse des marchandises trouve de curieux échos avec cette réalisation à laquelle il serait bienvenu de redonner une chance. Plus surprenante est la manière dont le cinéaste inclut peu à peu des visions cauchemardesques à son dispositif, comme relents d’un cinéma fantastique (tendance L’Échelle de Jacob) sans trahir son ambition grand public. Différence de nature notable, il ne s’agit plus ici d’hallucinations, mais de la réalité de l’Histoire. Dans cette tragédie à la fois fataliste et désabusée, où les pires horreurs, à défauts d’être montrées à l’écran, ne sont pas éludées, les passerelles vers d’autres référentiels intensifient l’expérience et préfigurent une émotion aussi pure que croissante jusqu’aux derniers mouvements. Avec un nombre de mots limités et une pudeur touchante, les questions affluent conjointement à des images fortes (celle d’un homme effrayé par son reflet par son apparence à la sortie des camps par exemple). Comment conjurer l’horreur en faisant le bien ? Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui a existé ? Le pouvoir des contes et des récits pour panser les plaies de l’Histoire et préserver la mémoire, tels semblent être les fils conducteurs d’un cinéaste qui ne se laisse jamais tétaniser par ses enjeux.
Sur une durée resserrée, avec une modestie qui n’exclut pas une certaine exigence, Michel Hazanavicius observe le regain d’humanité d’individualités poussées à la déshumanisation par l’horreur. Il parvient à mêler proposition inspirée et témoignage plus que jamais nécessaire à l’heure où de nouvelles pages sombres semblent prêtes à s’écrire aux quatre coins du monde. Avec prudence et assurance, il propose un beau conte, incarné vocalement, visuellement intimiste et évocateur, émotionnellement fort, qui sait se positionner historiquement dans un esprit de rassemblement, d’unité. Une jolie réussite qu’il serait maladroit de minorer.
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