Les multiples voiles des femmes seront ici sans douceur, les chairs sans aucune sensualité, les mets peu appétissants. Rien ne nous sera épargné, ni les bruits de mastication, ni les gros plans sur les doigts qui plongent au milieu du riz et de la viande, ni le bourdonnement des mouches. Le Mariage de Verida, dont le titre original Flesh out semble bien plus suggestif, offre une tranche de cinéma du réel en même temps qu’une épreuve dans tous les sens du terme : qui demande un effort et qui fait preuve ensuite.
Expérience participative qui, sans jeu de mots, nous invite au cours des jours et des nuits rythmés par dix repas constitués de deux jattes, l’une de lait, l’autre de féculent et viande, le premier long-métrage de Michela Occhipinti s’impose comme un film à sujet presque conceptuel tant il affronte sans la contourner et jusqu’à l’épure cette vieille tradition mauritanienne qui consiste à gaver les femmes avant le mariage ou plutôt pour leur mariage, une pesée régulière faisant foi.
Gaver qui nous viendrait de l’ancien français, possède la même racine que ce gosier ou ce jabot dont certaines volailles disposent, leur permettant de stocker et pré-digérer la nourriture en excès. Gosier ou jabot dont ne dispose pas l’être humain. Ça me gave, cette bonne vieille expression qui résume si bien qu’une limite du supportable est franchie d’une chose en excès, n’aura jamais aussi bien trouvé son illustration ici, autant sur le plan physique que moral voire économique. Car le mariage s’inscrit bien dans un échange respectant un système hiérarchique tout autant qu’une colonisation du corps de la femme, totalement niée ici comme sujet de libre arbitre, tout entière adonnée à la volonté de la mère que sa fille fasse le poids tout comme la dot doit le faire avec son pesant de bijoux, voiles, billets de banque. En vertu du nombre de mariages précoces de ce pays, le gavage peut concerner des fillettes dès l’âge de 12 ou 14 ans, auxquelles il fait vivre un véritable calvaire tout en leur volant leur enfance, leur santé, leur identité.
Durant de longs mois, la fiancée se voit et se vit comme un territoire à imprégner, posséder, occuper de l’intérieur. Allongée telle une sybarite, assurant ainsi sa soumission avant le mariage que, bien évidemment, elle n’aura ni décidé ni choisi, elle se fait chaque jour réveiller bien avant l’aube par la mère pour permettre ce lent et continuel envahissement des chairs d’un régime hyper-calorique extrême. Car « La femme occupe dans le cœur de son homme l’espace qu’elle occupe dans son lit. » Femme-objet réduite à une masse qu’il s’agit d’augmenter de vingt kilos, d’écraser sous le seul poids de la volonté de l’homme, elle signifie qu’elle laisse toute la place au corps et se laisse emplir, investir, conquérir selon un rapport basique de maître à esclave. Le futur mari se rend maître de cette grosse prise avec un sadisme d’une violence telle que la mort peut survenir. Et c’est cette possibilité de trouver la mort si le corps ne parvient pas à surmonter le gavage qui transforme l’expérience en une sorte de rite d’initiation périlleux: la souffrance ressentie lorsque le dégoût viscéral de la nourriture s’installe, que les vomissements surviennent auxquels l’autre va exiger de surseoir, cette souffrance même doit être dépassée par ce qui devient un anéantissement.
Si le désir d’une femme ne pèse rien face à celui de l’homme qui se fait si écrasant qu’il peut transgresser la limite du vivant, se pose clairement la question du suicide. Car dans cet échange, la femme peut tout perdre : sa santé, son identité, son désir, son appétit, l’affection de sa mère, le mariage et la dot si elle ne grossit pas suffisamment, la vie enfin. Arrive le moment où le gavage devenant torture, il peut rendre enviable une libération par la mort choisie, l’envahissement par cet autre corps que serait la mer, ce désir enfin retrouvé et exprimé qui signerait son assomption et sa fin en un même accomplissement définitif. La timide révolte finale de Verida s’avèrera quoi qu’il en soit chèrement payée.
Derrière cette lointaine tradition mauritanienne du gavage, interdite avant le coup d’État de 2008, hélas de retour : le « goût » des hommes — eux-mêmes très minces — pour les femmes opulentes synonymes de richesse, les ramenant au rôle de bien économique chèrement conquis, avantageusement montré, bientôt convoité comme un plat appétissant offert à la vue de tous. Le recours de nombre d’entre elles à des hormones lourdement dosées destinées aux bovins pour favoriser et accélérer la prise de poids ajoute encore aux dangers, d’ordre cardio-vasculaire notamment, qu’elles courent pour correspondre aux canons de beauté d’une société qui n’aura jamais tant pesé. Canons qui interrogent bien sûr ceux d’un Occident qui érige en norme sociale une minceur abstraite et improbable relevant tout autant de la même exploitation du corps féminin comme espace et bien à exhiber, à évaluer, dont la valeur d’échange sociale sur le marché se compte en moins et non en plus, moins de chair, mais tout autant de risques et de conduites à risque comme l’anorexie peut l’être. Le paria aujourd’hui ? Celui qui ne contrôle pas son corps, sort du marché de la séduction.
La charge de vécu parfaitement retransmise par le personnage principal qui a connu cette triste expérience, le jeu des autres non-acteurs comme elle, l’écriture assez sèche et sans effets plantent cette œuvre dans une économie du réel radicale qui fait toute sa force, inoubliable. Venue de la publicité et du documentaire, la réalisatrice Michela Occhipinti signe ici sa première œuvre dite de fiction, mais reposant sur les témoignages recueillis au fil des ans dans cette partie islamique de l’Afrique de l’Ouest. Elle tient à le préciser : « La cérémonie du gavage est encore largement répandue dans le désert. 40% des filles, voire plus, subissent cela de nos jours ». Aussi a-t-elle tenu à le situer dans un cadre urbain étonnant, où voisinent les jeunes femmes modernes se destinant à l’exil rêvé et les tenantes de ces traditions qui vont les ancrer dans leur terre d’origine.
Du premier plan où la fiancée se penche vers son bol en nous accrochant du regard jusqu’au dernier, si puissant et surprenant, Verida Beitta Ahmed Deiche impose sa présence tout en douceur et pudeur rentrée, regard toujours baissé, se permettant à peine d’exister. Et ce « merci » qu’elle offre à la fin à l’admirateur secret qui a su « la regarder » prend toute sa charge émotionnelle : il a su voir en elle, voir et respecter, au-delà des rondeurs et des normes plaquées, l’individu dit dans son prénom, Verida signifiant l’unique.
Le désir de la réalisatrice de nous transporter en un partage émotionnel fort dans le monde de Verida, se voit grandement exaucé, au point peut-être de nous faire sentir et ressentir le corps de toute femme comme lieu historique d’une liberté toujours à gagner, préserver, imposer. En ce sens, Flesh out s’avère une belle découverte, son expérience intime prenant une dimension universelle.
LISTE ARTISTIQUE
Verida – Verida Beitta Ahmed Deiche
Amal – Amal Saab Bouh Oumar
Aichetou – Aichetou Abdallahi Najim
Sidi – Sidi Mohamed Chighaly
LISTE TECHNIQUE
Réalisation – Michela Occhipinti
Scénario – Michela Occhipinti and Simona Coppini
Production – Marta Donzelli and Gregorio Paonessa
Image – Daria D’Antonio
Montage – Cristiano Travaglioli
Musique originale – Alex Braga
Son – Lavinia Burcheri
Assistante à la réalisation – Francesca Scanu
Production – Vivo film
2019 – Drame – Italie – 94 min
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Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).
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