Le cinéma taïwanais avait largement acclamé Midi Z, jeune réalisateur, taïwano-birman, pour Ice Poison en 2014 qui fut primé au festival d’Edimbourg et eut même l’occasion de concourir aux Oscars dans la catégorie meilleur film en langue étrangère. Dans Adieu Mandalay (The Road to Mandalay, 2016), Midi Z s’efforce de suivre le parcours d’une jeune Birmane, Liangquing (Wu Ke-Xi), émigrée à Bangkok pour gagner de l’argent et l’envoyer à sa famille. Parcours est le mot juste car il s’agit avant tout pour le cinéaste de filmer des espaces plus que des corps. Ou plus exactement de capturer des corps dans la toile de ces décors urbains et forestiers tendus comme les fils que Liangquing déploient dans l’usine où elle a finalement échoué. Dès le début du chemin, elle ne cesse de croiser la route de Guo (Kai Ko) qui lui a déjà cédé sa place dans la voiture pour traverser la frontière. Elle devant, lui dans le coffre avec un autre clandestin, pendant que le chauffeur graisse la patte des policiers.

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Les décors décrivent mieux que n’importe quels autres éléments la déshumanisation de ces clandestins, tous identiques aux yeux des autorités comme des patrons. Vite réduits à l’état de numéros clippés sur le tee-shirt ou forcés de changer d’identité afin d’acheter à prix d’or des papiers inutiles. Le travail ne manque pas mais sans papiers, le choix est restreint : la plonge ou l’usine. Liangquing fera les deux. Avec pour horizon lointain, la prostitution à laquelle s’adonnent quelques unes de ses amies parce qu’on gagne plus vite. Pourtant ces papiers tant convoités se révèlent souvent mal faits ou sans valeur. Et d’ailleurs des papiers pourquoi ? Les aspirations et ambitions de Guo ne sont pas ceux de Liangquing, quand l’un rêve de recueillir assez d’argent pour ouvrir une boutique en Birmanie, l’autre veut ces papiers sésame pour une autre vie. Une vie meilleure, ailleurs. « Avec des papiers, on peut partir travailler ailleurs » explique Liangquing à son compagnon d’infortune, devenu son compagnon tout court. « Ailleurs ? Où ça ? Etre ouvrier à Taïwan c’est différent ? » ironise Guo. Ici ou ailleurs, ils seront toujours des esclaves, de la main d’œuvre soumise, pas cher qui doit se taire ou qui touche le prix du sang lorsque l’un d’eux est blessé par une machine de l’usine qui l’avait illégalement employé. L’attrait de Guo pour Liangquing affleure parfois dans des gestes esquissés, toujours suspendus.

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La mise en scène pudique choisit d’occulter le romanesque et la narration pour se pencher de manière presque documentaire sur des êtres à l’état de survie permanente. Il n’est question que d’argent, de chambres à louer, de marchandisation des hommes et des femmes indifféremment. Pourtant, malgré le sujet, Midi Z fuit le misérabilisme en filmant des trajets, plus précisément des trajectoires humaines : la manière dont il laisse s’approcher une pirogue, puis une moto sous la pluie ou un bus jusqu’à nos yeux a de quoi émouvoir, accordant aux personnages le temps d’avancer, au spectateur de les suivre, le temps d’apprécier toute la distance à parcourir pour endosser de nouveau des contours humains, ne pas se laisser avaler par l’environnement hostile. Environnement barré par un bureau étroit, une arrière-cour ou une forêt tropicale démesurément vaste. Les cadrages sont d’une maîtrise remarquable pour saisir l’exiguïté des lieux où la précarité enferme ces immigrés.

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En faisant l’économie d’une démonstration pénible, le réalisateur fuit les clichés. Et c’est sa plus grande prouesse. Mais c’est aussi ce qui rend le parti pris final d’autant plus regrettable. En bâclant la fin, il rate une étape d’une trajectoire jusque là admirablement construite et nous laisse perplexe. On se souviendra malgré tout de son travail sur des corps qui dépassent du cadre, obligés de se pencher, de se courber pour franchir l’espace, occuper ce cadre. Comme si celui-ci forçait la soumission physique des êtres. Midi Z a su fabriquer des clandestins du cadre. Des êtres inadaptés, jamais à leur place. Et son montage soigne la contemplation des zones frontières. L’espace, le monde est infiniment plus grand que l’homme sous l’oeil de sa caméra et le retour à une sauvagerie faite d’instincts primitifs est magnifiquement illustré par une scène de frontières justement. Une scène à la lisière du fantastique comme s’il s’agissait maintenant de passer de l’autre côté non pas de l’espace mais de la folie : Liangquing se retrouve dans une chambre d’hôtel soumise aux instincts libidineux d’un… iguane. Le client s’est littéralement métamorphosé en animal, reptile visqueux et repoussant. L’abolition des frontières entre le fantastique et le réel, témoigne d’un certain panache de la part du réalisateur. Il pousse ainsi à son comble la déshumanisation des victimes et de ceux qui tirent profit de cette marchandisation. En un véritable tour de force, le film parvient à montrer le commerce humain à l’oeuvre sans pathos et ni stéréotypes.

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A propos de Séverine Danflous

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