On avait quitté Mike Leigh avec « Another Year » en 2010, autant dire un assez bon cru, toujours aussi remarquable pour la direction des acteurs, et surtout porté par la performance incroyable de Lesley Manville. L’actrice, fidèle au réalisateur depuis les débuts (revoir l’excellent « Grown Ups » tourné en 1980 pour la BBC), y campait un énième personnage de pot-de-colle, aussi horripilante qu’émouvante. Joseph Mallord William Turner, le célèbre peintre du 19e siècle, vu par Mike Leigh, ne déroge pas à la règle d’une incarnation très prosaïque, assez complexe, dont on entreverra sans les épuiser les différents aspects, du long des 2h29 du film : rustre, vulnérable, et, tour à tour, irresponsable, hypersensible, puéril… Dit comme cela, on pourrait penser que cette énumération de contrastes, petite météorologie des ambivalences humaines, traduit des intentions un peu trop manifestes ; Leigh travaillant à la désacralisation du peintre mythique à rebours de sa stature et du romantisme supposé de son existence, en observant les comportements du spécimen humain à mi distance entre l’entomologiste et l’anthropologue. Pourtant, le réalisateur, aidé par la prestation très retenue de son acteur, Timothy Spall (prix d’interprétation à Cannes l’an dernier), parvient à un équilibre assez subtil, sans mécanisme ni ostentation, y compris dans son contrepieds anti spectaculaire. Le film, est d’une facture très léchée, mais sans l’académisme biographique et historique des projets similaires. A sa vision, on ne peut que se féliciter d’y retrouver le Mike Leigh que l’on apprécie le plus : l’orchestrateur sans excès d’une petite musique ordinaire aux tonalités très fondues, davantage portraitiste que caricaturiste.

Mr Turner 1 © Simon Mein- Thin Man Films

Quand le film s’ouvre, on découvre Turner revenant de l’un de ses fréquents voyages. Le peintre, entrevu entre les rayons des roues des calèches, arpente la rue d’un pas déterminé, déjà pressé de retrouver la maison familiale, et surtout, le contact de ses toiles. Comme souvent chez Mike Leigh, la caractérisation des personnages, très composée, passe autant par les informations non verbales que par ce qui est dit ou narré. Turner est d’emblée une lourde silhouette, mutique et rugueuse, une somme d’habitus, de mimiques et de grognements marmonnés. Mais le bougon, qui se dispense à son arrivée des civilités les plus élémentaires afin de vaquer au plus vite à son atelier, est aussi un prodige très enfantin, une sorte de poupin hypertrophié. La première partie du film est consacrée à la relation filiale très forte qui unit le « garçon » à son vieux père, un ancien barbier, devenu son assistant, et son plus fidèle complice. La « méthode » Mike Leigh, désormais éprouvée, s’applique magnifiquement ici : l’information ne passe jamais devant la situation qui l’expose et la déploie, avec toute la minutie d’observation, et parfois la durée, nécessaires pour l’accomplir. Les passages obligés (les salons de peinture) et l’incarnation des personnages historiques (Constable, le rival que Turner raille et rudoie) passeront toujours par le filtre du personnage : ils serviront à en développer les nuances dans une série de circonvolutions dépourvue de précipitation dramatique.

Bien évidemment, il sera question de l’incompréhension dont est sujet Turner, figure d’un impressionnisme avant-gardiste à mille lieux de l’art officiel, symboliste et figuratif, et victime par conséquent d’un déficit de reconnaissance qui pèsera tacitement sur son sort. Mais, doté d’un immuable bon sens et d’une bonhommie naturelle, Turner, qui n’est qu’un fils de roturier, s’en accommodera sans peine : il ne s’offusquera pas d’être relégué dans le vestibule des salons officiels, préférant se prêter à des facéties qui amusent ses collègues prestigieux de l’académie, qui, à sa différence, sont des « Sirs » bien établis au sein de l’aristocratie artistique. Turner ne sera donc pas le peintre maudit, révolté et envieux qu’il aurait du fatalement être, contrairement à son pair tourmenté le peintre Haydon. Il raillera même son plus fervent défenseur, le jeune Ruskin, dont il goûte peu la pédanterie. La décadence du génie aura pourtant bien lieu, mais ce sera la dégénérescence naturelle d’une vie, et d’un corps, sans plus de drame. Dans l’ombre, il y aura tous ceux que le peintre, avec sa monomanie picturale et son infidélité conjugale, aura abandonnés : un premier ménage raté avec une femme hystérique, une progéniture non reconnue, la soubrette complaisante et passablement idiote de la demeure familiale…

Mr Turner 3 ©Simon Mein-Thin Man Films copie

Dans une scène remarquable, charnière dramatique du film, Turner retombe littéralement en enfance. Alors qu’il demande à une prostituée de se dévêtir pour pouvoir la dessiner, le peintre est bouleversé d’apprendre le très jeune âge de la fille. Une saccade de sanglots vient déformer son dos et, face au modèle interdit, Turner se met à éructer de violents grognements, sans parvenir à les réprimer. Le souvenir du père, bizarrement convoqué par cette association presque incestueuse dans la chambre d’un bordel, aura réveillé le petit garçon dans l’homme mûr. Turner, pour le meilleur, son art, comme pour le pire, la négligence des siens et son inconstance, reste un homme du présent ; il va de l’avant sans souffrir de se retourner. Il s’éloignera vite du deuil paternel, des échecs, et des humiliations ponctuelles, aussi pressé de passer à l’œuvre suivante que d’entamer une nouvelle vie, dans l’ignorance des souvenirs effacés aussitôt.

La fin du récit, un peu plus prévisible, n’évitera pas une certaine grandiloquence quand Turner, à l’article de la mort (ceci n’est pas véritablement un spoiler, mais l’issue annoncée d’un schéma biographique bien connu) aura une dernière vision, empreinte de mysticisme. Néanmoins, le film aura développé, en passant par une galerie complexe de personnages et d’évènements, une grande justesse de ton. Ce portrait très humanisé, davantage centré sur la personne et l’intériorité, avec sa tranquillité de ton, s’inscrit parmi les meilleures tentatives de figuration des peintres et de leurs vies à l’écran. On songe bien-sûr au Van Gogh de Pialat ou au Munch de Watkins, deux œuvres exemplaires d’un exercice très difficile, sachant contourner l’anecdote biographique et l’illustration servile. « Mr Turner » est aussi, en définitive, un très beau film de Mike Leigh.

« Mr Turner » de Mike Leigh.
sortie le 3 décembre 2014

crédits photographiques © Simon Mein – Thin Man Films

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