« Well when your friends are in town and they got time for you
When you and them are hanging around and they don’t ignore you
When you say what you will
And they still adore you
If thats not appealing, its that summer feeling
That summer feeling is gonna haunt you one day in your life »

Jonathan Richman, That summer feeling

Un plan, un seul, et nous voici projetés dans l’univers familier de Mikhaël Hers. La ville rêvée, un subtil équilibre de bouffées vertes et de tours défiant les cieux. Une place, avec le personnage en son cœur. La limpidité de l’enchaînement tisse ainsi le lien avec l’opus précédent. Six ans déjà et quelques pas pour raviver cette Memory lane. « Est-ce que je cède au temps avare, aux arbres nus, à l’hiver du monde ?» s’interrogeait Albert Camus dans L’été. Les héros de Hers résistent eux aussi, presque en silence, aux ravages des années. Embringués dans la vie adulte, ils ont mûri. Autour d’eux, l’environnement urbain continue d’évoluer en douceur. Sans appuyer, Hers filme « ce réel mouvant, énigmatique et qui s’échappe sans cesse »1. En fait de réalisme, l’Auteur compose un micro et un macrocosme plus complexes, propres à accueillir son esthétique de la perception. Et avec en son sein, pour la première fois peut-être, le trouble qui ébranle et menace cet édifice pop trop idéal mais qui garde malgré ou à cause de la torpeur estivale, le cap sur le récit d’apprentissage. Mais l’Homo urbanus tel que décrit par Jeremy Rifkin, moins connecté aux saisons que l’homme des champs, nécessite plusieurs cycles pour panser ses plaies et se régénérer. Aussi, la structure du scénario de Mikhaël Hers et Mariette Désert ( ! ) tient-elle compte de l’espace autant que d’un temps immuable aux effets certains. Une forme incluante qui capte l’image de ces capitales idéalisées ou de ces centres traversés sur des musiques qui réchauffent les cœurs et réveillent nos âmes.

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Mikhaël dans les villes

Dans son premier long-métrage, des potes unis par une même cité originaire s’y déplaçaient en bande, faisaient de la musique mais aimaient séparément, le tout sur un tempo plus lent que les rockers fiévreux et postadolescents du Désordre d’Olivier Assayas une génération plus tôt. Le chemin de la mémoire est comme toujours chez Hers une artère qui creuse la ville-cœur, au risque d’effleurer des tissus à vif, pour en relier les pôles. Car « Filmer est toujours l’occasion de réinvestir un lieu que j’ai aimé, comme pour y prolonger une époque et ne pas la quitter définitivement ».1 Lieu urbain ( mais plus que…) parce que «  je pense que l’on est profondément habités par des images, des matrices que l’on répète à l’infini ». Un cadre qui ramène à l’imbrication originelle de la ville et du cinéma, d’autant qu’ici, c’est l’écriture toute entière qui part des lieux. « L’architecture trouve des analogies avec le cinéma dans son essence du mouvement, de la profondeur de champ, d’intensité de la lumière. Comme l’on peut constater, il y a un profond rapport qui lie la ville et le cinéma, une construction imaginaire qui nous fait voyager à travers la magie cinématographique qui se retrouve condensée dans les aspects de la ville ».2 Et selon l’ethnologue et anthropologue Marc Augé, on pourrait d’ailleurs écrire, et la réciproque est toute aussi vraie, une histoire du cinéma qui ne serait que l’une des faces de l’histoire de l’urbanisation.

Un exemple parmi d’autres milliers ( mais un de mes préférés ) : Murnau entrain de filmer la construction de la ville du Nouveau monde, tout en réinventant le cinéma dans L’aurore. Cinéma = Mouvement = Ville. Et pour donner sans amertume dans le syllogisme, disons que le cinéma est l’écrin de lumière de la ville. Et inversement. Si le cinéma en mode mineur de Mikhaël Hers paraît comme une évidence dans notre époque compliquée, c’est parce qu’il croit dans ces deux propositions majeures et replace l’humain au cœur de l’urbs. La communauté y devient plus vaste sans y perdre les atours confortables du village global. Dans une proximité peu dérangée par l’économie, la mécanique, le bruit ou une atmosphère irrespirable, on retrouve d’abord une symbiose du béton et des espaces verts digne du cinéma japonais contemporain ( Kawase… ). En bon cinéaste constructeur – au sens vertovien -, il filme l’architecture pour en recréer une autre. A la manière des urbanistes, on parlera de projettation, c’est à dire de conception-élaboration de l’espace dans un projet architectural ou urbain.3 Mais Hers est tout autant paysagiste et il exerce au mieux son œil de peintre. D’abord sur des corps alanguis se laissant caresser par le soleil d’août. Tant de naturel interpelle ; une décontraction et une harmonie pour le moins inhabituelle…

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Pour trouver la Cité idéale, il lui a fallu quitter St Cloud pour s’expatrier à Berlin. Sans dévier de son itinéraire personnel, sans violence apparente pour les personnages. Pour sur, berlinois et parisiens ont bien plus en commun que le citadin et le cévenol.4 Un choix pourtant emblématique ! La « capitale des blessures » à l’histoire ébranlée par les guerres et les partitions, métropole en perpétuel changement, est une des villes les plus représentées à l’écran. D’après Stéphane Füzesséry, elle apparaîtrait dans plus de 1600 films au cours du XXe siècle !5 « Berlin a beaucoup de surfaces vides. On voit des maisons qui sont complètement libres d’un côté parce que la maison voisine n’a pas été reconstruite après sa destruction.(…) Ces surfaces vides sont des blessures. Elles transmettent l’histoire mieux que tout livre ou document ». Ainsi, une vue de la fenêtre à Berlin s’étale à l’horizontale dans la perspective de ce tramway du destin. Il y a aussi en son sein cette sorte d’agora cosmique, figurée par un cercle symbolique que traverse d’abord seule Sasha et plus tard le héros Lawrence ( Anders Danielsen Lie , inoubliable interprète d’Oslo 31 août ) en compagnie de son amie June ( Lana Cooper ). Mais dès le plan liminaire, Hers donne une troisième dimension en étendant son champ à la verticale. La banlieue de l’enfance prend dans ce nouveau jaillissement un petit quelque chose d’exotique, avec les formes étrangères d’installations futuristes et ses tours immobiles, pures présences plastiques. « Je pense que je suis en quête du même paysage, perpétuellement. Probablement le paysage de mon enfance, qui mêle des environnements un peu boisés avec des choses plus urbaines, que je traque un peu partout. Je filme souvent ces lieux de haut, j’aime les perspectives, les échappées, la possibilité d’être à un endroit tout en ayant un point de vue sur un ailleurs ».1 Outre ce rapport terrien au végétal, poumon du film avec la respiration de l’espace, il convient de prendre de la hauteur. Une nécessité pour le héros hersien ( hertzien ? ). Un acte qui crée du dégagement en mettant à jour l’harmonie cachée des plans de ville. A la contemplation qui élève l’âme ( un flanc de colline pareil à celui du parc de St Cloud dans Memory lane et dont la vue incarne plus que toute autre le souvenir de Sasha à Berlin, l’attirance récurrente pour les toits ) répondent ces travellings qui accompagnent les mouvements et souvent, ouvrent la voie. Ou ces pauses quand la ville est laissée extérieure, légèrement lointaine durant les dialogues amoureux. Le tout organique postmoderne qui se déploie dans le confort berlinois nous fait d’emblée oublier le vide et l’isolement de la ville actuelle.

You live in this city
Make a deal with the city now
You live in this city
Make a deal with the city right now…

East river pipe, Make a deal with the city

Sasha se rend à son atelier de sérigraphie et au retour, en retraversant le parc, s’écroule, fauchée par une mort subite. Le spectateur aussi est foudroyé. La protagoniste avec laquelle nous évoluions dans une fusion sensuelle vient de nous être enlevée. Bien des récits ne s’en remettraient pas… La rayonnante jeune femme qui vivait sa ville à fond s’est arrêtée de suivre son rythme tranquille. Mais le mouvement ambiant, lui, ne s’est pas interrompu pour autant. A contrario, c’est seulement quand Lawrence, son compagnon, doit faire face à son absence et cherche une paix de l’esprit impossible, que tout semble, un moment, s’immobiliser. La manière de matérialiser l’absence est très douce : des pièces vides. Etats temporaires plus ou moins difficiles.

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Comme chez Rohmer que Hers admire, on peut parler dans Ce sentiment de l’été de géographie sociologique. Plus les personnages parcourent la ville, plus celle-ci influe sur leur mental ( sans pousser jusqu’à la dramatisation à l’extrême du rond point de l’Etoile dans Paris vu par ).6 Le trajet prend le temps de se dérouler, jamais gratuitement mais avec concision, en une véritable cartographie de l’agglomération. Si Lawrence marche dans les pas de Sasha, il ne l’y retrouve pas. D’abord, la chaleur humaine et le groupe l’enveloppent, une petite semaine à peine, lors du premier été de la catastrophe. Bien que l’or des corps ait été remplacé par une dialectique de tons automnaux avec ce bleu accolé à la jeune femme, et qui comme éteint, atteste du souvenir de Sasha jusque dans un mobile accroché dans leur appartement et dont les éléments détachés rendent concrète la dissipation de sa représentation dans l’esprit de Lawrence. Subtile évocation du souvenir, si terrible chez chacun d’entre nous, de ce moment fatal où le visage, les expressions ou la voix du défunt aimé se font approximatifs, suspects. Cinéaste de l’embrasure ( après Eugène Green qui filmait à une époque les coins de murs mieux que personne ), Mikhaël Herz traduit le manque ( qui continue par contre à poursuivre Anders Danielsen Lie ! ) avec tact. Il prolonge ailleurs cette idée de chambre, jusque dans le rapport intime qu’il crée avec ses villes. « L’esthétique de la ville au cinéma nous fait flâner, à la manière de Benjamin, dans une ville abordée à la fois comme chambre et comme paysage. Le cinéma en tant qu’effet perspectif, offre à notre regard diverses clés de lecture de la ville et ses espaces en construisant de cette façon, une géographie mentale et culturelle du quotidien. Les images cinématographiques nous accompagnent dans l’exploration de la quotidienneté de l’univers urbain comme par exemple à travers les déambulations, les pratiques des lieux évoqués dans les films ».2 Mikhaël Hers partage avec Walter Benjamin7 cette vision de la cité moderne : « S’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la ville doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne ».8 Dans les traces de celui qui caractérisa l’aura photographique comme unique apparition d’un lointain, Hers est un cinéaste-passant qui ce faisant, propose une nouvelle grille de lecture de la ville contemporaine, couvrant l’ensemble d’une œuvre sillonnant rues et places.

Loin d’intellectualiser ce rapport au lieu, il promène au contraire sa caméra avec une légèreté confondante, comme si le protagoniste, cellule d’un corps social et géographique plus vaste, n’avait que peu de prises sur cet extérieur auquel il appartient. Comme chez Henri Michaux, l’espace espacifie le héros et ce, dans toutes les ramifications du réseau hersien. Jamais il ne l’enferme. Nous éprouvons cette sensation complexe en l’accompagnant de ville en ville, non plus dans une errance mais dans la quête d’une totalité qu’il lui faut reconquérir. « De ce fait alors, la communication cinématographique crée et véhicule l’esthétique urbaine dans laquelle les rythmes de la vie métropolitaine ressemblent de plus en plus à un film. Le cinéma comme lanterne magique nous fait donc voyager dans les dimensions spatio-temporelles de la morphologie urbaine et de la mémoire ( Halbwachs ) et la considération de la ville comme personnage cinématographique révèle d’une approche phénoménologique sur les images ( qui s’inscrit aussi dans l’optique d’une sociologie visuelle ) qui nous invite à réfléchir sur la relation à l’espace et dessine, d’une manière forte, une « géographie intime » de la ville à partir de l’expérience de la vision cinématographique ».2 Les scènes se succédant avec de plus en plus de distance, il faut à Lawrence, désabusé, gagner un Paris encombré d’émotions contradictoires, romantique mais vivant, quand il était avant tout littéraire chez Walter Benjamin.

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« Memory comes tauntin
You pick these things apart they’re not that appealin
You put them together and you’ll get a certain feeling »
Jonathan Richman, That summer feeling

P.A.R.I.S, Paris

Mais il est tout autant que son Berlin, la vision idéalisée propre à l’Auteur. Sous un aspect plus chaotique, enfin moins langoureux que l’impose le climat germanique continental, il n’empêche que ce point de vue reste celui des périphéries aisées ou des centres vivables de la capitale. L’expression d’un monde intérieur qui résulte de l’éducation, du bagage personnel de Hers, d’une force subjective qui l’anime mais n’échappe pas à une certaine nostalgie. Ou plutôt à la saudade, cette traduction plus « positive » qu’en donne le portugais.9 Ce Paris de cinéma doit tout au personnage qui l’incarne, Zoë ( Judith Chemla qui rayonne ici d’une grande force intérieure ), sœur de la défunte, généreuse et timide, avec qui Lawrence tente dans leur solitude commune, d’établir des liens fraternels. Mais sa désolation lui masque l’essentiel. Pour Zoë, la communication passe par le désir. C’est par le jeu des regards et la mise en scène attentive que le spectateur se raccroche à l’espoir un peu vain d’une idylle pour ne pas sombrer. Lawrence semble avoir des yeux pour ne pas voir. Ne pas voir cet au delà du champ scopique caché par l’épais brouillard du deuil, ce hors champ perceptif qui contient outre nos projections, les aspirations de Zoë dont le corps défendant de Lawrence peut sentir la disponibilité. Face à ce penchant évident pour le spectateur, Lawrence s’évertue à ignorer le rapprochement inéluctable de leurs enveloppes charnelles aux trajets concomitants. Trop attirés par le même pôle positif ( Sasha ), les deux amis sont pris dans un émouvant ballet d’attraction-répulsion. Et si elle a beau assurer que « You’re welcome ! », c’est elle qui le relancera de l’autre côté de l’Atlantique, quand bien même chaque départ de Zoë est filmé comme une part de cet hier qu’on lui arrache…

Grâce à l’interaction de ces êtres avec la ville-personnage, notre conception de celle-ci évolue. Certes, Hers montre encore Paris de façon non conventionnelle, avec cette même modestie exaltée que dans Montparnasse, son second moyen-métrage. Un RER est juste un élément routinier, et plus seulement une arène de la dramaturgie, parce que c’est le moment privilégié où le couple de circonstances avance ensemble sur la Memory lane. Des retrouvailles toujours stimulantes comme fil rouge emmêlé de ce pas très long métrage. Quelques stations sur le cheminement sinueux d’une mémoire de plus en plus morphologique dans l’espace-matière et ramenant au terminus, l’illusion perdue de la stabilité. Celle émotionnelle, affective des protagonistes. La stabilité esthétique pour des spectateurs aux canons bousculés par un bouleversement profond du rythme planant ( l’itinéraire de Sasha faisait aussi songer au vol de ce frisbee dans le parc qu’un chien saisit à pleines dents ), si prenant qu’il permettait tous les changements de ton de la première partie. Une remise en jeu perturbante de l’équilibre des scènes et des plans dans laquelle surnagent des détails aussi dérisoires et importants qu’un dessin d’enfant ou une photo de Sasha au pouvoir magique d’effacer le temps.

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D’une part, cette écriture tributaire des lieux achoppe sur une série de flashes qui paraîtront à plus d’un déstructurés. Présence d’abord incongrue d’un enfant auquel il faudra bien s’habituer, JP Kalfon travesti ?! Soit… Irruption d’un bruit assourdissant. Oui, les choses ne semblent plus vraiment être ce qu’elles étaient. En second lieu, on peut mettre en question la pertinence d’un parallèle entre l’effondrement individuel et la perte de repères d’un récit qui ne trouve de cohésion que dans un montage funambule. L’unité résiste en effet aux coupes franches des grandes ellipses annuelles, moins par la seule continuité de l’environnement urbain que par la maîtrise ( ou en réalité le complet abandon à celui-ci ) d’un flux visuel et sonore. Un flux psychique où l’imaginaire est appréhendé non en fonction de la vitesse mais bien du mouvement, et toujours avec un jardin pour point d’ancrage commun (une caractéristique commune avec Marker ou Fleischer ).3 Hers diffuse ces images-perception en arpentant des villes dont il contrôle d’abord le pouls. A l’espace filmique rectangulaire de Murnau, criblé par l’intrusion presque futuriste de véhicules attaquant en tout sens, il substitue une circulation humaine ou à propulsion musculaire. Un souffle vital ou fluide amoureux qui parcourt chaque plan. Le vent qui berce ou fouette les cyclistes pédalant contre la fatalité… Néanmoins, le cercle berlinois paisible se transforme à Paris en rond-point encerclé par le trafic automobile. Expression de l’impossibilité à dépasser ce deuil, ressenti comme une phase d’attente hors la vie, mais aussi d’une conscience poétique du monde.

Hey, tell me, why are you so scared?
It’s like the beginning
Go there…
Felt, Penelope tree

Ce sentiment de l’été suit la dépression de Lawrence. Choix risqué. Puis le scénario se réfugie dans le cocon familial de Zoë pour une séquence qui lui permet de se ressourcer au contact de l’enfance. Une échappée alpestre aux couleurs plus éclatantes qui convoque le souvenir, égrainé en off sur des vues du farniente au bord de ce lac d’Annecy écrasé de soleil. On peut sentir alors la gravité s’évanouir et voir grandir Zoë en Niels. Le fripon divin lui rend la légèreté, l’emmène jusqu’à un sommet d’où il faudra bien faire le grand saut vers la vie réelle. Flottement, stridence. Premier appel vers les trous d’air de cet espace-temps qui forment la maïeutique du cinéma hersien, un art d’accoucher les esprits en les tirant vers le haut : assomption mutuelle sur un toit parisien puis new-yorkais, parapentes de bons augures, tours de Babel de demain. Sans éviter les décrochages, les cercles de Mikhaël Hers montent au ciel comme la feuille d’automne prise dans une rafale revivifiante. Ou comme les souhaits, les pensées et volutes de cigarette de Zoë dans la nuit parisienne. Hers se retrouve alors totalement dans ces contemplations nocturnes, vues lumineuses qui leurs apportent un double soulagement. Et de là, le dialogue aux mots essentiels, la sincérité de comédiens saisis à bonne échelle. Car le souvenir de Sasha les enveloppe et les recouvre d’un amour protecteur qui porte littéralement le film. Démarche éthique, il donne aussi la cadence aux déplacements physiques et sentimentaux, entre moments creux et temps forts.

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Le temps des copains

« You gonna keep movin’ » conseille à Lawrence le quasi hystérique Tommy à son retour à New-York. Il est interprété par Josh Safdie dont le débit n’est pas sans rappeler le père imprévisible de son Lenny and the kids, un octave en dessus ou en plus agressif. Bouger, pour oxygéner le sang. « Nous proposons de penser une écriture en mouvement, une écriture saisie dans le mouvement même de son effectuation, au risque de la biffure, de la trace, du jet… »10 Hers devance en l’amorçant ce manifeste dédié à la ville sur grand écran. Car ce qui sauve le récit et la mise en scène de toutes les catastrophes, c’est bien d’inscrire ses trajets dans cette dynamique, les personnages se laissant porter par tous les travellings de sa caméra mi-subjective.11 Ainsi l’accompagnement du corps de Sasha par les siens précède celui des survivants par la caméra mobile. Par deux fois, Mikhaël Hers saisit au corps ces groupes. Après les promeneurs du petit matin de Montparnasse, la famille de Sasha s’agglutine, alors que chacun, perclus dans son chagrin, avance séparément. « Recueillons-nous maintenant, fermons les yeux, remontons le cours du temps aussi loin qu’il nous est possible, tant que notre pensée peut se fixer sur des scènes ou sur des personnes dont nous conservons le souvenir. Jamais nous ne sortons de l’espace. Nous ne nous retrouvons pas, d’ailleurs, dans un espace indéterminé, mais dans des régions que nous connaissons, ou dont nous savons bien que nous pourrions les localiser, puisqu’elles font toujours partie du milieu matériel où nous sommes aujourd’hui » écrit le sociologue théoricien du Spatialisme, Maurice Halbwachs.12 Au contraire d’un Wenders, qui par sa manière de cadrer, met l’accent sur la solitude abyssale des êtres au sortir des années 70 ( ce que Hers sait aussi très bien évoquer mais uniquement dans la perspective d’une possible union future, dans la très belle scène en boite où s’esquisserait presque un triangle amoureux ), Mikhaël Hers tisse du lien dans un espace à leur mesure. Et la constellation figurée génère l’intensité.

« Je pense que l’on peut aussi faire du cinéma ou écrire pour lutter contre le passage du temps, créer un semblant d’éternité, avec tout ce que cela peut avoir d’illusoire. C’est en partie également grâce au tournage, où l’on filme des gens qui sont là, bien vivants, où l’on rattrape quelque chose de la fugacité des choses et des sentiments qui se sont évaporés ».1

Sentiments si brefs que la production d’un film paraît longue et qu’il est nécessaire de réinjecter de la vie au projet, du temps présent, en cours du tournage par les rencontres, la réécriture des dialogues ou l’improvisation, processus qui achève de donner aux films d’Hers cette « couleur particulière ». Une expérience qui débouche sur un cinéma de bande, avec la permanence des comédiens Thibault Vinçon, Marie Rivière, Dounia Sichov, Stéphanie Déhel ( et dans les précédents, habités par Lolita Chammah ), la continuation du travail avec la coscénariste Mariette Désert ou celle, musicale avec David Sztanke, le leader de Tahiti boy and the palmtree family… Comme chez ce dernier ou chez Eric Rohmer auquel il emprunte l’héroïne du Rayon vert ou Féodor Atkine, il faut s’entourer des siens pour créer dans la sérénité. « Dix ans, ce n’est pas grand chose, ils sont toujours aussi beaux mais déjà ils changent et je trouve émouvant que le cinéma puisse montrer ça. Et j’espère que j’aurai la chance de le montrer longtemps » confie Mikhaël Hers à propos de la collaboration avec ses comédiens fétiches Thibault Vinçon et ( la sublime ) Stéphanie Dehel. A propos du rapport immédiat et durable avec son cameraman et chef opérateur Sébastien Buchmann, le cinéaste s’exprime même à la troisième personne ( « on aime éclairer peu »1 ) ! Avant de reconnaître toutefois qu’il lui serait impossible de ne pas commencer « autre chose », d’où le couple principal du Sentiment et la rencontre d’un nouveau producteur, jeune et impliqué ( Pierre Guyard ). Mais par son sujet même, c’est plus encore un état d’esprit, une étape d’une vie humaine ( et là, l’instrumental d’Aline, Les copains, en remuera plus d’un ) qu’évoque le cinéma de Hers et on pressent qu’un passage difficile sera toujours suivi de son contraire. Voilà qui explique que Ce sentiment de l’été resplendisse malgré les soudures opérées après la chute de l’étoile filante Sasha.

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Il faut toutefois accepter que l’Auteur nous raconte moins des histoires au sens classique du terme qu’il ne suit des trajectoires, qu’elles se croisent un temps ou plus du tout. Dans un tel élan vital, la mort est terrassante mais naturelle. Sauf pour Lawrence qui ne ressent qu’arbitraire et de ce fait n’est plus qu’angoisse, propageant un sérieux dérangement dans l’écriture. La caméra préfère alors s’arrêter, filmant à distance, à travers le bois, un couple décalé mais pas bancroche. Mais bon an, mal an, le film et la dramaturgie prennent leur envol, à l’image d’un de ces parapentes qui transportent l’aventurier d’un point à un autre. Il est temps de changer de ville et le même mouvement s’opère, outre l’échappée-ressource bucolique, vers un troisième ailleurs. Si Hers déplace son regard optique, il n’en répète pas moins ses formes, subtilement modifiées en un ajustement de la perception, pour bâtir son triptyque. Le concept ( ouvert donc ) évoquera peut-être à certains le Sans soleil de Marker, journal filmé en trois séjours dans trois capitales. Mais déjà Montparnasse était lui aussi découpé en trois parties. Et Aude, le segment central, portait les prémisses d’une conjointe défunte, l’arrivée de sa famille à la gare pouvant déjà être celle de la Zoë d’aujourd’hui. La trinité se répète dans le temps : trois étés. Trois étés pour conter le deuil infini qui restera attaché à une lumière et à la douceur de l’air qui toujours portera trace de la présence fuyante de Sasha.

L’amour du temps

« Il y a aussi une volonté de vivre sans rien refuser de la vie, qui est la vertu que j’honore le plus en ce monde. »
Albert Camus, Retour à Tipasa, L’été.

Malgré la complexité de sa narration elliptique, Ce sentiment dé l’été revient toujours à cette saison, comme un apogée où se nicherait l’harmonie. « Je pense que l’été est la saison où l’on ressent l’absence de manière plus prégnante : un bleu profond et une lumière éclatante font transparaître d’avantage le vide ».1 Mais de la plus longue des saisons, on sent aussi venir l’approche et surtout, sa fin. Comme la Terre, le cinéma de Mikhaël Hers se trouve à l’aphélie de son orbite en été, trouvant en son extrémité, le point mort qui répond au thème difficile de l’œuvre… Un contraste qui est aussi esthétique, entre l’aspect solaire et le spleen contenu et auquel le choix du 16 mm apporte plus de prises sur la matière, plus de profondeur à l’instant présent, laissant alors transparaître ce lyrisme discret qui est la marque de son Auteur. Déjà à propos de Memory lane, il déclarait dans Critikat qu’il y a « un univers film d’été ».13 La lumière estivale permet l’idéalisation de la jeunesse et de la beauté. Dès la première scène, la caméra s’arrache à l’observation de la ville et rentre dans l’appartement où éclate l’alchimie d’un couple endormi. Plus tard, la lumière immortalisera Sasha la main dans la pâte, avant un point d’exposition ultime où, l’image presque surexposée la laisse suspendue, éblouie. Là dans un arrière plan flouté, un jongleur vient d’échapper ses massues. Fuite du temps. Les première paroles de Sasha ( les premières de tout le film ) sont déjà inintelligibles, au point qu’on n’a même pas le temps d’en identifier l’idiome. Tout file en un allegro non molto, qui n’ira jamais presto quand Sacha est stoppée nette dans un silence d’autant plus irritant qu’il est voluptueux. Un passage lumineux pour rituel mortuaire.

8

« Au milieu de l’hiver… un été invincible » écrivait Camus. Ici c’est tout le contraire, comme un froid qui vient geler les amours de vacances. Malgré les ellipses, point de rupture. Même la scène de l’hôpital ( retenue à l’image du jeu tout en tension rentrée de Judith Chemla ) n’effacera pas tout à fait le délassement qui a fondu sur la ville et l’empathie créée. Les silhouettes s’y sont assombries. Les ombres sont d’autant plus allongées que Hers tourne souvent ses plans au crépuscule. L’heure de la fracture entre les mondes devient celle de l’onction, où peut prendre corps son idée : faire tenir un film sur le souvenir d’une morte. Désormais, pour tous les proches de Sasha, « c’est juste le retour de l’été qui est un peu difficile » et il flotte sur la surface de l’écran le spectre de cette disparition, qui pèse sur un Lawrence qui a déjà perdu sa mère enfant. Le spectateur aussi doit patienter. Comme les personnages, il ne peut « accéder à une forme de vérité de l’absence qu’avec le recul du temps ».1 « Le silence, c’est inhumain » ! Idée de citadin sans doute d’autant qu’ici, il y a toujours un son d’ambiance, une mélodie ou une voix intérieure qui nous accompagne et compose ce cinéma, pas uniquement confortable, de l’entre-trois13 qui résonne à travers les figures féminines ( Sasha > Zoë > Ida, puis la sœur de Lawrence + Ida + Zoë ), et s’avère éminemment unificateur ( Présent – Passé – Futur ) et rassurant.

La caractérisation des personnages se fait aussi lentement et de manière impressionniste. D’autant que les individus paraissent moins importants que leur rôle dans une philosophie de l’existence. Le désarroi de Lawrence, on l’éprouve et on peut le voir creuser son visage. Plus que sa nonchalance, c’est ce faciès ambigu qui fascine. Le cinéaste dit d’ailleurs de son acteur qu’« On aime le regarder penser ».1 Mais en trimbalant son mal être à chaque nouvelle ville, le trop tôt veuf reste décalé, et nous avec. Par exemple, lors d’une séance de confession collective où la franchise des new-yorkais fait froid dans le dos. C’est là que le cinglé emblématique de l’univers hersien, ici Thomas, vient énoncer l’axiome « il faut passer à autre chose » avant que raison l’ayant trop longtemps contenue, l’énergie ne fasse sortir les héros de leurs gonds. « De cette époque où j’étais dans une stratégie de survie, je n’ai aucun souvenir d’émotion » écrivait Cyrulnik dans sa confession autobiographique Je me souviens. Il plaçait aussi en exergue de son opuscule ces paroles de Mauriac : « Impossible de revivre dans cette ville ; toutes les rues sont bloquées par mes chagrins d’enfant, par les souvenirs de mes joies pires que ceux de mes tristesses ». Berlin était la ville de Sasha, Paris celle de Zoë. En retournant à ses racines, Lawrence finit par s’attacher à un groupe, non par simple rapprochement spatial mais par des affinités plus profondes. Il découvre de nouvelles marques et elles se confondent avec celles du cinéaste. Mac DeMarco, entendu durant les repérages new-yorkais, apparaît live, cet autre moment récurrent de la vie au grand Hers, puis le retour de Dounia Sichov, l’amante idéale du « shortbus » hersien. Certes « le cinéma urbain est un lieu de typage, un paysage, un type de personnes qui l’habitent »2 et ces new-yorkais là sont clairement tournés vers l’avenir. Pour parvenir jusqu’à eux, il a fallu instaurer – à notre insu – cette confiance dans la durée dont parlait déjà Emmanuel Burdeau à propos de Montparnasse.14

10

Le temps de l’aventure ou à la recherche du réalisme perdu

Le style Hers, une écriture-voix, s’est mis en marche il y a longtemps, dès l’enchaînement des travellings latéraux de Charrell ou même avant. Et parce que sa narration est avancée, il a tourné ce nouveau film dans l’ordre chronologique. Mais la tête chercheuse reste avant tout la musique. Un langage à part entière qui berce les pensées et ranime les sentiments. Ainsi le chanteur britannique ressuscité, Nick Garrie, raconte comment Stéphanie traverse la ville « so softly » dans Stéphanie city. Une chanson qu’il a écrite lorsqu’il habitait à Boulogne-Billancourt, ville où Mikhaël Hers a passé toute son enfance ! C’est bien le propre d’un univers intérieur cohérent que de générer ce type de connexions mystérieuses. « En écrivant le scénario, j’écoutais sans cesse un morceau du groupe de David Sztanke que j’avais trouvé un peu par hasard sur internet. Le morceau était très doux, mélancolique, puis il décollait de manière un peu surprenante pour partir dans des contrées plus joyeuses et rythmées. Il se trouve que le hasard a voulu que la directrice de casting connaisse le David en question et me le présente. C’est le genre de coïncidence très lumineuse et rassurante lorsqu’elle se loge au cœur des incertitudes de la préparation d’un film. Je lui ai donc logiquement demandé de composer la B.O du film, m’empressant de plaquer du sens sur cet heureux hasard. »15 déclarait en son temps le cinéaste à propos de la bande originale de Memory lane.

Si les pop songs apaisent l’esprit, la mise en mouvement concentre elle l’attention, au même titre qu’un exercice de méditation et permet de s’élever au dessus de l’âpreté du quotidien. La méditation Vipassana a influencé de nombreux types de méditation dites actives, dont certaines axées sur la marche. Or Vipassana signifie : voir les choses telles qu’elles sont réellement. A force de parcourir les villes, Lawrence réapprend à voir. L’art piétonnier se décline sous des formes plus apaisantes ( gravir le flanc du coteau ) ou ludiques ( l’enfant et sa mère qui jouent à marcher sur leurs ombres respectives, la course du petit Niels contre l’ascenseur ). Ou excessives : le travelling sec, singeant un certain cinéma indé new-yorkais sur la marche forcée de Tommy et Lawrence dans une union monstrueuse avec le jeu outré de Safdie. Finies les déambulations européennes, c’est en courant dans les rues de sa ville que le cœur de Lawrence se remet à battre ; comme si s’arrêter, c’était manquer d’air. Une guérison et presque une habitude pour l’acteur principal qui crapahutait, de plus en plus inquiet puis fébrile dans Oslo 31 août. Cet éloge du mouvement trouvera son accomplissement dans une partie de Hand ball ( un sport sans doute dérivé de la Pelote à main nue basque ) au cours de laquelle Zoë et Lawrence déchargent stress et non-dits à l’unisson, scène d’ailleurs improvisée au tournage. Ils s’accordent enfin en une chorégraphie animale portée par un tempo échevelé. Un bel élan pour scéller le statu quo.

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Last night he could not make it
he tried hard but could not make it
last night he could not make it
Pixies, Motorway to Roswell

Mais c’est moins par le glissement de la caméra de Sébastien Buchmann qu’Hers retrouve la photogénie de cette Avant-garde française qui avait découvert le pouvoir « de transformer une discontinuité en une continuité »16 que par l’oreille. La grâce de notes de piano de David Sztanke ou la guitare évanescente de Blueboy ( le son cristallin de Sarah records ) et le transport émotionnel par une rengaine pop d’Inrockuptible de la première heure. Que ce soit la mélodie ou parfois leurs paroles qui remontent en écho, ces airs tenaces pour les uns, fugaces pour d’autres, agissent sur le facteur temporel en emplissant tout l’espace. Sans oublier les rythmes extérieurs, « ceux qui résultent des changements de plans »,17 élaborant par tâtonnement avec Marion Monnier un montage inspiré. Chantant. Et la palpitation de la ville encore, toute entière contenue dans le tissu sonore. La musicalité profonde du cinéma de Mikhaël Hers comprend bien sur la justesse des dialogues et jusqu’au timbre des voix et c’est ce qui le distingue de tous les autres réalisateurs français ( ou alors il faut pousser jusqu’à la musique sacrée et au silence qui mènent à la Sapience ). Ce travail pointu participe ou impulse les emballements et les chutes de tension de la narration, même lors des passages joués live. Des concerts atones et dont la portée intime résonnent chez l’auditeur, on aboutit à l’épiphanie dansée ( motif classique de l’Auteur, revoir Memory lane ) sur un classique éternel ( Teenage kicks ) rallumant l’adolescence couvant sous la cendre des années consumées.

S’éloigner par le haut ou par la périphérie de centres villes immortalisés en un corps organique. C’est bien par sa capacité à prendre du recul et à varier l’échelle de ses plans que Hers s’éloigne de l’habituel naturalisme à la française qui plombe comme un boulet leur caméra portée. « On approche le cœur des choses ou l’essence d’un sentiment en passant par sa périphérie. Et puis j’aime qu’il y ait des interstices, des intervalles dans lesquels le spectateur puisse se projeter, se nourrir, repenser à quelque chose qui vient de se passer. Ou plus simplement se laisser bercer ».1 Néanmoins, le film progresse selon une courbe ascendante propre à l’énergie interne des villes parcourues. « Si la partition de la ville, loin d’être jouée par des objets plastiques l’est par des temps forts ( Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, 1965, Seuil ), le film en intégrant la ville dans un paysage urbain mondial, suscite, dans son appréhension, un perpétuel déplacement de ces temps forts. La saturation des signes pose alors la question de la vitesse, et la ville celle de l’urbain. Plus encore que la ville, l’urbain est « une machine signifiante qui ne signifie rien, mais qui rassemble connecte et recoupe (…) toutes les chaînes productives ».18 Reconnecté à un nouveau personnage cinématographique ( New-York ) par ses satellites, Lawrence retrouve la sérénité du jardin originel et entre en conurbation avec l’ensemble de sa population.

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La perte de contrôle de Lawrence/Hers n’est qu’un détour obligatoire pour parvenir au réalisme recherché et en ressentir tout le poids. « J’ai le sentiment que le problème central que doit affronter un film – qu’il s’agisse d’un film social naturaliste ou d’un film de science-fiction –, c’est d’assumer avec une grande lucidité, une honnêteté même, le rapport qu’il entretient au réalisme, la manière particulière qu’il a de concevoir son « vraisemblable ». Je n’ai pas l’impression d’observer le réel à travers le prisme d’autres films. Je n’en fais pas un principe, les choses se passent assez naturellement comme ça. Tout cela est très intuitif, mais mes influences me viennent peut-être des après-midi de l’enfance et de ce que je peux vivre, même si mes films ne sont jamais directement autobiographiques ».19 Cette fois le doute s’est immiscé, un temps, entre le film et nous, au point qu’on a songé à déménager – mais pas dans la grosse pomme ! Or « C’est important pour moi que les spectateurs se sentent bien dans mes films, qu’ils puissent s’y lover, comme dans la mélodie d’une chanson qu’ils affectionnent. Pas besoin de violenter le spectateur pour lui transmettre l’incongruité et la violence de l’existence ! Le film parle de notre drame humain à tous. Que ce soit à travers un deuil, une séparation, un questionnement existentiel, le délitement d’un âge, d’une époque, on a tous à se coltiner l’absence ou la disparition. Et l’on s’en accommode tous plus ou moins, avec une façon de réagir qu’on se fabrique très tôt, dès l’enfance ».1 Pas besoin d’action épileptique pour nous secouer, il suffisait de faire remonter à la surface quelques réminiscences pour que pointe la blessure aiguë sous la cicatrice.

Le dernier chapitre est un kaléidoscope qui répond à l’envolée amoureuse. Un télescopage par le montage où s’invitent des images volées durant le tournage avec une petite caméra super 8. Autrefois producteur de Ma vie est mon vidéo-clip préféré, journal filmé d’une immigrante chinoise à Paris par Show-Chun Lee, Hers est aussi familier d’un langage intime presque expérimental. Dans une ultime scène de plage, Lawrence regarde un corps aimé qui joue avec les vagues. Une lueur de tristesse passe. L’illustre compagne Mélancolie au soleil couchant. Simple flash ou répétition ? Un sentiment d’inachevé qui correspond à notre monde jamais achevé, mais où comme le rappelle Marc Augé, un cadre perdure « où l’on peut tout faire sans bouger et où l’on bouge pourtant ».20 Comme Mikhaël Hers, dépassant le duel permanent Surmodernité / Postmodernisme pour mieux s’affranchir du monde et de ses durées par son approche transculturelle.

 

Le colloque « Ecrire la ville au cinéma » se déroulera au sein l’université Paris 8 Saint-Denis sur 2 jours, le 6 et 7 mai 2016. Ce colloque interdisciplinaire interrogera le cinéma, la littérature, les arts plastiques, l’architecture, au regard de la question de la représentation de la ville.

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1 : Entretien avec Claire Vassé, in Dossier de presse.
2 : Fabio La Rocca, L’esthétique de la ville au cinéma in Groupe de Recherche sur l’Image en Sociologie ( GRIS ), 28/01/2005. http://www.ceaq-sorbonne.org/node.php?id=1121&elementid=798

3 : Clotilde Simond, La ville-flux. De Tokyo à St Cloud, in Théorème 10, Villes cinématographiques, Ciné-lieux, sous la direction de Laurent Creton et Kristian Feigelson, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008.

4 : Voir la belle voix off de Yann Sinic dans Un monde pour soi ( 27mn, réalisé par Yann Sinic et écrit par Nathalie Combe, 2010, en dvd chez L’Harmattan ) : « Ça a commencé par une simple maison. Un jour, j’ai vu surgir, au milieu des champs, une forme industrielle qui ne renvoyait à rien. Aucune histoire, aucune culture, aucun environnement. Il y en a eu une deuxième, puis une troisième, et maintenant le paysage est constellé de maisons standardisées. Au début, j’ai cru qu’elles finiraient par se fondre dans le décor mais le temps n’y a rien fait. Le monde ancien est mort et le nouveau peine à émerger de ces maisons qui poussent les unes à côté des autres en se tournant le dos. Un jour, il n’y aura plus rien à bétonner, et chacun vivra dans sa parcelle, sans un regard pour le monde qui répétera à l’infini la même forme modélisée (…) Moi qui ai passé des heures à rêver à des sociétés imaginaires, moi qui admirait les utopies et les villes idéales que les poètes ont inventées, j’ai laissé mon idée du bonheur évoluer vers celle d’un paradis privé »… Sur une même base musicale, la mise en scène opère le trajet inverse et révèle l’inadéquation des constructions « humaines » dans une superbe méditation sur l’urbanisation du paysage rural. http://filmsurbanismeruraldespnr.blogspot.fr/

5 : Stéphane Füzesséry, Berlin in La Ville au cinéma : encyclopédie, sous la direction de Thierry Jousse et Thierry Paquot, Cahiers du cinéma, Paris, 2005.

6 : Françoise Puaux, Les métamorphoses du paysage rohmerien, in Architecture, décor et cinéma, Cinémaction n°75, 1995.
7 : Walter Benjamin, le passant, la trace in Livret de l’exposition qui a eu lieu du 23 février au 23 mai 1994, https://www.centrepompidou.fr/media/document/d3/20/d32061a9ed2cfc2cbf9823a9b64520f8/normal.pdf
8 : Walter Benjamin, Enfance berlinoise, 1933, cité en 7.

9 : « Les images habituelles du monde extérieur sont inséparables de notre moi », in Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997.

10 : in « Appel à communications » pour Ecrire la ville au cinéma, Colloque proposé par l’axe MASECI ( Paris 8 – Saint-Denis ) et organisé par Nicolas Droin et Mélanie Forret, http://www.fabula.org/actualites/ecrire-la-ville-au-cinema_70817.php

11 : d’après « L’image mi-subjective », notion élaborée par Jean Mitry dans Esthétique et psychologie du cinéma et que Gilles Deleuze convoque dans le chapitre consacré à l’image-perception pour nommer cet « être-avec » de la caméra qu’il retrouve chez Pasolini ou Rohmer. « Elle ne marque plus une oscillation entre deux pôles mais une immobilisation d’après une forme esthétique supérieure (…) la conscience-caméra acquiert alors une très haute détermination formelle ». Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Editions de Minuit, 1983, p 110-111.

12 : Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997.
13 : Propos de Mikhaël Hers, A la périphérie, entretien par Loïc Arnaud, Critikat 23/11/2010.
14 : Emmanuel Burdeau, L’entrée du cinéma français en gare de Montparnasse , Médiapart, 23 mai 2009.
15 : Propos de Mikhaël Hers reproduits dans Cinezik. http://www.cinezik.org/critiques/affcritique.php?titre=memory_lane

16 : Jean Epstein, L’intelligence d’une machine, cité par Laurent Guido, Mouvement, in Dictionnaire de la pensée du cinéma, sous la direction d’Antoine de Baecque et Philippe Chevallier, puf 2012.

17 : Léon Moussinac : Naissance du cinéma, paris, Jacques Povolozky & compagnie, 1924 cité par Laurent Guido, Mouvement, in Dictionnaire de la pensée du cinéma, sous la direction d’Antoine de Baecque et Philippe Chevallier, puf 2012.

18 : François Forquet, Lyon Murard, La captation des flux in Les équipements du pouvoir. Villes, territoires et équipements collectifs, cité par Clotilde Simond, La ville-flux. De Tokyo à St Cloud, in Théorème 10, Villes cinématographiques, Ciné-lieux, sous la direction de Laurent Creton et Kristian Feigelson, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008.

19 : interview de Mikhaël Hers dans Télérama, 22/11/2010.

20 : Pour Marc Augé, la surmodernité a trois caractéristiques : la surabondance événementielle, celle spatiale, y compris par les images, et la volonté de chacun d’interpréter par lui même les informations ( individualisation des références ).

« Surmodernité et postmodernisme constitueraient les revers opposés d’une même pièce, positif à l’excès pour la première et négatif pour le second ». Pierre Morelli, « Marc Augé, Pour une anthropologie de la mobilité.  », Questions de communication [En ligne], 17 | 2010, mis en ligne le 23 janvier 2012, consulté le 17 février 2016. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/256
Par ailleurs en sont issus les extraits de Maurice Halbwachs cités précédemment.

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