Mikio Naruse – « Au gré du courant » (1956)

Encore une occasion d’approcher le Cinéma de Mikio Naruse : cette fois, avec Au gré du courant, adapté d’un roman en partie autobiographique de l’écrivaine Aya Kōda (1955). L’action, si l’on peut parler d’action, se situe dans une maison de geishas de Tokyo (une « okiya) qui connaît de grandes difficultés financières et qui va finalement être transformée en restaurant. À travers la représentation de cette demeure et de ses habitantes, de leur devenir, c’est un peu l’ensemble du monde des « dames de compagnie » dont Naruse montre l’évolution et l’étiolement. Il faut savoir qu’au cours du XXe siècle, le nombre de geishas a fortement diminué. Notamment à la suite d’une réforme, adoptée dans les années cinquante, interdisant aux jeunes filles de devenir « maiko » – apprenties geishas – avant l’âge de 15 ans, à Kyoto, et de 18 ans, à Tokyo. Les conditions d’apprentissage et d’exercice de ce métier ont changé. Traditionnellement très dures, elles se sont fortement assouplies. C’est ce que regrette Otsuta, qui dirige l’« okiya ». Constatant une négligence généralisée, elle regrette le temps où les geishas prenaient un soin extrême de leur personne, étaient des êtres réellement distingués. D’ailleurs, elle-même est considérée par un autre personnage – la geisha affairiste Ohama Mizuno – comme une professionnelle atypique, entre autres parce qu’elle n’est pas vénale.

On peut presque parler d’un huis clos, peu de scènes du film se déroulant hors de la maison. Les personnages sont nombreux, et Au gré du courant est comme une galerie de portraits. Il est d’ailleurs difficile pour le spectateur – et notamment le spectateur occidental – de les identifier rapidement. Chacun a sa personnalité. Il y a des conflits entre certains d’entre eux, mais, globalement, l’esprit est à la retenue. L’humour ne manque pas – notamment grâce au personnage de Someka, qui travaille occasionnellement comme geisha malgré son âge avancé –, cependant le climat est grave. On sent, chez beaucoup des femmes de la maison, de la lassitude – Yoneko, sœur d’Otsuta et mère peu attentive de la petite Fujiko – ; de la honte – Otsuta dans son rapport, difficile, globalement raté, avec les hommes ; de la solitude – la bonne, Rika alias Oharu. Tout cela les fait souffrir, mais elles ne le montrent pas ou peu, ne l’expriment jamais avec violence et impudeur. Elles cherchent à éviter les rumeurs qui se répandent à la vitesse de la lumière. Il y a des conflits, donc, mais il y a aussi entre ces femmes une solidarité, une générosité, une politesse – qui touche parfois à l’obséquiosité, comme c’est le cas pour Oharu ; terme que l’on n’utilisera pas, cependant, en un sens trop négatif. Le nom d’Oharu est évidemment une référence à La Vie d’Oharu, femme galante de Kenji Mizoguchi (1952). Les deux personnages sont interprétés par la même actrice, Kinuyo Tanaka. Mizoguchi que l’on ne manquera pas de citer, puisque lui aussi a représenté le monde des geishas, notamment dans Les sœurs de Gion (1936) et Les Musiciens de Gion (1953).
Aux femmes de la maison, omniprésentes, s’opposent deux femmes de l’extérieur, plus dures, à qui Otsuta doit de l’argent et qui exercent un pouvoir sur elle. Otoyo, la soeur aînée d’Ostsuta, qui n’exerce pas le métier de geisha, et Ohama Mizuno – que ses lunettes rendent sévère. Et aussi les quelques hommes que l’on voit à l’image ou dont on entend parler. Eux sont rustres et agressifs – l’oncle de la jeune Namie qui exerce un chantage sur Otsuta parce qu’il considère que sa nièce a été abusée – ; lâches – le mari de Yoneko qui ne veut pas s’occuper de sa fille Fujiko, quand celle-ci tombe malade – ; absents – Hanayama, un homme qu’Otsuta a connu dans le passé et avec qui elle espère, en vain, retisser des liens.
Les chats qui miaulent et avancent doucement dans la nuit, sur la pointe des pattes, alors que les chiens aboient et courent, font penser à ces femmes – mais aussi à la façon subtile dont Naruse mène son récit. Le félin de la maison s’appelle d’ailleurs Ponko, patronyme plutôt adapté à une femelle.

Les chats sont comme en suspension, en apesanteur… Le titre japonais du film n’est pas littéralement Au gré du courant, mais l’équivalent du verbe « Flotter » – le titre anglais est assez fidèle : Flowing (flottement, écoulement). On retrouve ici cette fameuse légèreté narusienne – cf. les titres comportant le substantif « nuages », et principalement Nuages flottants (1955). Et l’on perçoit l’idée que les personnages du film, notamment Otsuta, se laissent aller, laissent le cours des choses décider de leur chemin, de leur destin. Au niveau visuel, le fait que les protagonistes sont parfois filmés derrière de fins tissus transparents, lesquels font partie de la décoration, de l’aménagement de l’« okiya », est évidemment significatif.
Encore une fois, chez Naruse, on perçoit une volonté d’indépendance de la part des femmes. Certaines l’ont acquise. D’autres la recherchent, comme Katsuyo, la fille d’Otsuta. Katsuyo, souvent vue en retrait, témoin attristé de ce qui se joue autour de sa mère, est une jeune fille qui refuse de devenir geisha, qui ne semble pas vouloir de compagnon. Katsuyo se cherche. Elle est entre deux univers : le monde du passé – symbolisé entre autres par le shamisen, instrument à cordes traditionnel, dont jouent plusieurs geishas – et le monde moderne représenté, dans la maison, par le téléphone, le ventilateur, le tourne-disque, le masseur et la machine à coudre électriques…

Au gré du courant est moins prenant, moins émouvant que les autres œuvres de Naruse que nous avons eu l’occasion de voir ces derniers mois, comme Nuages épars (1967) ou Quand une femme monte l’escalier (1960)Plus austère. L’attention du spectateur peut se disperser face à la kyrielle de personnages qui habitent le film.
Mais il vaut d’être vu. Laissez-vous donc emporter vers l’écran, chers lecteurs.

 

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