Combien de guerres peut contenir une vie ? Et de révolutions ? Sous son casque de guerrière à cheveux blancs et lisses, derrière son éternelle clope au bec, elle rayonne d’une puissance communicative faite d’un ensemble de valeurs forgées, jamais reniées, qu’on sent partagées par tout son entourage. Cette femme-là n’aura perdu qu’un seul ami d’enfance après la révolution communiste en Serbie et c’est bien elle le personnage principal de ce documentaire qui dresse son portrait à petites touches intimistes, ouvrant sur une véritable fresque historique.
« Si je suis vraiment une combattante de la liberté, la liberté que j’ai gagnée est le pire échec de ma vie » Srbijanka Turajlić
Srbijanka Turajlić, la mère de la réalisatrice est une ancienne professeure universitaire de Belgrade, de celles qui donnent irrésistiblement envie de s’inscrire à un cours quel qu’il soit, et fut une importante figure de l’opposition au régime des années 1990. Tandis que sa voix égrenne les passions et les déceptions d’une vie en ex-Yougoslavie, la caméra se promène sur l’argenterie, les photos, les objets auxquels elle semble enfin redonner la parole et l’importance qui fut la leur. D’une histoire d’appartement qui fut nationalisé et divisé en deux, condamnant durant près de 70 ans deux portes entre deux familles, Mila Turajlic questionne : sa mère bien sûr mais surtout ce qui fonde un esprit de résistance têtue, de révolutionnaire opiniâtre malgré les déceptions et sans que ces déceptions ne se transforment en désillusions. Car telle est Srbijanka Turajlić, dressée, debout, manifestant contre Milosevic, et capable de confier que si elle avait été meilleure en histoire, elle aurait su que toutes les révolutions étaient des échecs. Ou d’annoncer publiquement, lors d’une remise de prix pour son combat pour la liberté, que cette liberté gagnée est en même temps le pire échec de sa vie. Et peut-être est-ce que le secret de cette résistance réside dans cette sagesse, faite de recul et de placide lucidité, à même d’imposer ses valeurs sans dresser de statue à un idéal.
Dès lors, le témoignage se fait vivant et vibrant, entrelaçant passé et présent, images d’archives, photos de famille d’hier et d’aujourd’hui, mettant soudain la politique en abîme sur le téléviseur du salon. D’une écriture sobre et digne, sans effets cinématographiques mais sans froideur, le film évite ainsi la pesanteur du cours d’histoire et préserve sa belle charge d’authenticité, tissant un émouvant message de transmission entre mère et fille.
Renvoyée de la faculté de Belgrade en juin 1999, entrée au Ministère de l’Education avant d’être appelée à comparaître comme ennemie de la Serbie devant la Cour de son pays, Srbijanka Turajlić accueille les soubresauts de sa vie et de l’Histoire comme elle allume ses cigarettes: l’air circonspect et réfléchi d’une Simone Signoret tout droit sortie de L’Armée des ombres.
La réalisatrice avait onze ans lorsque, yougoslave, elle a dû choisir sa nouvelle nationalité et voir s’effacer tout un passé. Elle laisse alors entendre qu’il est bien difficile de comprendre les raisons pour lesquelles des parents demeurent dans un pays en dictature tout comme elle laisse intacte la question de savoir comment et pourquoi naît l’hystérie collective autour d’un dictateur. Remarquée par son premier long métrage documentaire, Cinema Komunisto (2011), Mila Turajlic mène ainsi son chemin, moins politique que celui de sa mère, mais tout autant questionné par le désir de démocratie. Meilleur long métrage documentaire 2017, L’Envers d’une histoire a remporté plus de vingt prix et a été sélectionné dans plus de soixante festivals.
Scénario, image, réalisation : Mila Turajlić
Montage : Sylvie Gadmer, Aleksandra Milovanović
Musique originale : Jonathan Morali
Production : Dribbling Pictures , Survivance, HBO Europe
Serbie/France/Qatar • documentaire • 2017 • 1h44 • couleur • vostf
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