Min Bahadur Bham – « Shambhala, le royaume des cieux »

Dans Shambhala, le second long-métrage de Min Bahadur Bham (après Kalo Pothi, film bien plus politique avec en toile de fond la guerre civile népalaise), il est affaire de confrontations : entre une quête d’harmonie et d’équilibre au sein d’une polyandrie, et la dévaluation brutale de la femme ni écoutée ni respectée, entre le respect communautaire sans hiérarchisation de classe, et une violence sociale arbitraire et sans justice, entre une fuite solitaire et sa libération par la disparition. Bahadur installe à la fois l’enchantement par ses paysages tibétains au pied d’un Himalaya en grand témoin, et la violence archétypale d’une communauté rongée par les conventions sociales passéistes fossoyeurs de libertés. Malgré un certain académisme, cette longue épopée à grande ambition arrive à se détacher de son carcan ethnique micro-centré pour universaliser son discours, car c’est aussi aux tares de nos sociétés occidentales qui se réfère Bahadur, le poids toujours aussi décisif de la rumeur et d’une parole féminine décrédibilisée et inaudible, malgré un sursaut récent (depuis MeToo). Il y a donc dans Shambhala cette originale combinaison entre une approche malickienne contemplative et une sociale, plus anglo-saxonne ouvrant grande la porte à l’interprétation féministe et engagée, sans jamais dénaturer les spécificités autochtones, la plupart des acteurs étant amateurs et originaires du village où a été tourné le film.

Copyright Epicentre Films

Lors de cette ouverture, la polyandrie de Pema avec trois frères est d’une harmonie presque irréelle pour une vision occidentale monogame, Pema pouvant alors jouir d’un triple amour, un physique avec Tashi, un spirituel avec Karma (qui est moine), et un maternel avec Dawa (un jeune enfant d’à peine une dizaine d’années), tous les quatre formant alors un nouvel équilibre, un apaisement dans une fratrie déchirée par l’absence de parents. Mais rapidement, la place de Pema interroge, cantonnée en cuisine, et délibérément restreinte aux tâches ménagères. Jusqu’à ce que sa voie soit même éteinte par une rumeur d’adultère. En effet, un bruit court sur une possible relation entre Pema et le professeur du village, Ram Sir. Vrai ou faux, Bahadur ne donnera jamais une réponse formelle, car la vérité ne peut être que celle de Pema qui la contredit radicalement. Et pourtant, les bruits de couloirs continuent d’enflammer une situation intenable pour Pema qui découvre alors en plus sa grossesse. Qui est donc le père ? Dans cette abracadabrantesque histoire de village, Pema est alors déconsidérée, rejetée, y compris par son jeune mari Dawa qui l’humilie. Dans cette communauté qui prône l’humain et sa connexion astrale (très belle séquence entre Dawa et Pema scrutant les étoiles, avant l’arrivée du possible adultère), il est plus qu’interpellant de voir restreinte considérablement la voie de la femme, jusqu’à l’humiliation en lui demandant de réaliser un tir à l’arc pour prouver son intégrité, un échec entrainant son exclusion définitive du village. Cette pratique purement métaphorique (car totalement inventé par le réalisateur) image l’inexistence politique et morale de la femme dans la communauté, sa place ne valant qu’à l’intérieur du mariage en chef du domicile, toute décision extérieure à son domicile n’ayant aucune valeur. Comment ne pas donc tisser un lien avec le monde occidental et les violences sexuelles subies par les femmes, le poids du silence, de la déconsidération des témoignages, l’absurdité patriarcale minorant voire détournant les violences en mensonges ou simples actes accessoires (la voie déplorable de Nicolas Bedos durant son procès face à la souffrance de ses victimes en dernier exemple). Là-bas et ici, le poids des hommes assourdit la parole des femmes.

Copyright Epicentre Films

Tashi apprenant la nouvelle refuse alors de rentrer, emmuré dans la honte. La seule solution s’offrant à Pema pour sauver son honneur est de le retrouver et de le convaincre qu’il est bien le père de l’enfant qu’elle porte. De ce voyage de Pema naitra alors une épopée grandiose à travers un paysage sublimé par une caméra se mariant toujours idéalement à la géographie des sommets abrupts, et d’une neige à l’aspect solennel qui accompagnera cette quête introspective. Car ici, la polyandrie et la question de l’adultère sont de simples prétextes contextuels et scénaristiques pour filmer une quête de soi bien plus intime, celle de Pema et du détachement de son égo, l’élévation d’une âme trouvant sa voie par l’accès aux cieux (le « Shambhala »), et avec lui, la bonté, le pardon, et l’acceptation d’un sort qu’elle ne subira plus, mais dominera du poids de son intégrité absolue.

Copyright Epicentre Films

Avec Shambhala, la contemplation et sa grandiloquence esthétique sont en trompe-l’œil de la violence sociale, de la déconsidération de la femme, du poids de l’égo et de la rumeur destructrice, ici au Tibet, mais là-bas en Occident, une universalisation du mal dans un écrin de merveilles, la souffrance de Pema ne pouvant alors se destituer que par un ultime départ, celui vers ce « Royaume des cieux », destination finale d’un monde qui ne lui appartient plus, enfin libérée du jugement et de la malice des hommes.

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Pierig LERAY

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.