Pour son premier long-métrage, Nathalie Álvarez Mesén, la réalisatrice d’origine costaricienne est revenue sur les terres qui l’ont vue naître : elles servent de décor à un récit d’émancipation féminine poignant. Plein d’aspérités, son film embarque le spectateur dans un univers imprégné de réalisme magique et retrace le parcours tumultueux d’une héroïne hors-norme qui « impose [sa] chance et va vers [son] risque. » (1).
Hors norme, Clara l’est à tous points de vue. Sous des dehors âpres, cette femme de quarante ans abrite un cœur d’enfant par sa capacité infinie d’émerveillement. Atteinte d’un syndrome autistique et d’une malformation congénitale qui comprime ses poumons, l’héroïne rayonne pourtant d’une beauté sauvage et d’une aura singulière. Dès les premières minutes du film, le visage de Clara y apparaît en gros plan : il frappe le spectateur par sa profondeur, par ce qu’il exprime de détermination et de douleur.
L’action se déroule au cœur d’une forêt luxuriante, dans un village reculé du Costa-Rica. Le personnage y vit avec sa nièce Maria et sa mère Fresia, qui la tient sous son emprise. La vieille femme exploite les dons de sa fille lors de cérémonies religieuses où affluent hommes et femmes venus de loin, atteints par la maladie. Reléguée avec les animaux, traitée en mineure par ceux qui la côtoient, Clara fait l’objet d’une infantilisation permanente. Mais l’arrivée de Santiago dans la région, venu s’occuper de la jument Yuca, modifie le précaire équilibre familial.
Trop rares sont les héroïnes de la trempe de Clara Sola au cinéma. Seuls les personnages féminins filmés par Jane Campion pourraient éventuellement rivaliser avec elle, tant la protagoniste du premier film de Nathalie Álvarez Mesén s’apparente à un être doté de pulsions. La sensualité de l’héroïne est perçue comme menaçante par son entourage immédiat et dérange autant la vieille mère bigote de Clara que sa jeune nièce, une adolescente en mal de romance. La réalisatrice aborde ainsi de manière frontale le droit de la femme à vivre pleinement ses désirs et offre au spectateur un portrait féminin sans précédent.
Loin de présenter le personnage de Clara comme un être mutique, en marge du monde, la réalisatrice la montre au contraire comme un être perméable, en osmose avec l’univers. A ce titre, Clara n’est pas sans rappeler la figure d’un elfe ou d’un génie des bois. A l’instar d’un chamane, elle entretient des liens privilégiés avec les êtres et les choses. La nature lui parle, et l’héroïne sait annoncer la pluie, prévenir des dangers, faire mûrir les fruits… Dans un des premiers plans du film, on découvre la fougueuse jument blanche de Clara. Immédiatement, cette jument est donnée à voir comme un alter ego de l’héroïne, comme un animal totem et un allié immuable. Toutes deux mènent une existence entravée, et évoluent dans un espace aux frontières étroitement délimitées. Du reste, la fugue de l’une préfigure la libération de l’autre. Il en va de même avec le hanneton baptisé Ofir que Clara tente d’apprivoiser en recréant pour lui un habitat moussu sur sa table de nuit : compagnon d’infortune de l’héroïne, il suggère la fascination de Clara pour les êtres les plus humbles, mais représente aussi un double du personnage, en ce qu’il incarne la captivité avant de l’inviter à prendre son envol.
Au-delà du cadre visuel éblouissant qu’il constitue, le paysage dans lequel évolue l’héroïne prend les traits d’un personnage à part entière. C’est une entité avec laquelle Clara fusionne. La nature est régulièrement filmée à ras du sol et la caméra nous fait éprouver la texture des fougères, sentir la rosée qui imprègne les plantes, entendre le murmure des arbres : tout ce monde bruisse et accompagne comme une respiration les mouvements du personnage. Cette sensorialité culmine dans une des plus belles séquences du film : pour pouvoir assouvir sa frustration sexuelle sans risquer d’être réprimée, Clara s’allonge entre les racines d’un arbre immense et enveloppant pour s’y masturber. Des lucioles apparaissent en tournoyant, comme pour célébrer la jouissance enfin atteinte. Dans de nombreux plans, le cadrage vient encore confirmer l’appartenance intrinsèque du personnage au monde de la nature : Clara y est filmée comme un personnage qui regarde de l’extérieur la vie domestique. Les fenêtres matérialisent alors une frontière entre l’univers illimité de l’héroïne et la « maison de poupée » dans laquelle vivent sa nièce Maria ou sa mère Fresia. La séquence du bal, point culminant de la tension du film, fait aussi intervenir les éléments naturels d’une manière spectaculaire, confirmant une fois encore les rapports de sympathie qui unissent Clara à la nature.
Clara Sola s’envisage enfin comme une variation cinématographique autour du conte de fées. La magie, les miracles et les sortilèges imprègnent le film, peuplé par des avatars de princesses ou de sorcières, aux masques d’ailleurs interchangeables. La réalisatrice se plaît à multiplier les références à « Cendrillon » ou « la Belle au bois dormant » tout en les décalant. Contrairement à la jeune et vaine Maria, Clara n’est pas autorisée à porter une belle robe pour aller danser. Sa mère, qui par certains aspects a tout d’une marâtre, la force à se vêtir à la manière d’une petite fille, comme pour tenter d’étouffer sa sensualité naturelle. Le motif de la chaussure égarée, échangée ou remplacée revient à plusieurs reprises dans le film, clin d’œil parodique aux contes d’où il est issu. Mais si Clara n’a pas le droit de danser lors du bal, elle prend pourtant sa revanche : l’héroïne virevolte à l’occasion d’un splendide ballet aquatique, dans une séquence onirique où se jouent la guérison de l’un et la renaissance de l’autre. A une autre occasion, celle qui se voit imposer une vie de martyre troque sa couronne d’épines contre une couronne de fleurs, symbole de son sacre. Dans Clara Sola, le merveilleux vient ainsi contrebalancer l’atmosphère oppressante dans laquelle dépérit l’héroïne, esquissant un horizon optimiste, au-delà de l’environnement étriqué et superstitieux dans lequel subsistent les personnages.
(1) René Char, Feuillets d’Hypnos
Durée : 1h46
Avec : Ana Julia Porras Espinoza, Daniel Castañeda Rincón, Flor María Vargas Chaves, Wendy Chinchilla Araya
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