Après ses courts Paperboy (2018) et All Dogs Die (2020), mettant en scène respectivement un petit livreur de journaux intrépide et l’isolement d’un homme âgé, la cinéaste islandaise Ninna Pálmadóttir s’est vue confier la réalisation d’un scénario de Rúnar Rúnarsson, Le Vieil homme et l’enfant : un premier long métrage réunissant, en quelque sorte, les deux protagonistes de Paperboy et All Dogs Die —Ari, le jeune livreur de journaux, et Gunnar, le vieil homme rongé par la solitude. Le Vieil homme et l’enfant apparaît alors comme une rencontre à la fois dans le cadre de son récit, et, plus métaphoriquement, dans l’œuvre de Ninna Pálmadóttir : comme si les deux personnages de ses premiers courts métrages avaient franchi le seuil de leur propre fiction pour se retrouver dans un autre espace-temps, et nouer une amitié.
Gunnar, un vieil agriculteur isolé au fond de la campagne islandaise, voit ses terres saisies par le gouvernement et les montagnes silencieuses de son paysage métamorphosées en grues fracassantes, contraint de partir s’installer à Reykjavik. Là-bas, Gunnar est voisin d’Ari, le petit livreur de journaux. Rien ne semble les lier, si ce n’est un sentiment d’abandon, et le désir d’un lien familial qu’ils n’ont jamais connu.
Sous la forme d’un double récit initiatique, Le Vieil homme et l’enfant peint la rencontre entre deux personnages-pantins, plongés dans la violence d’un monde empli de dédain, dépourvu de reconnaissance et d’empathie. Dès l’ouverture, un contraste s’opère lorsqu’un homme vêtu d’un costard-cravate énonce la loi stipulant l’expropriation des terres de Gunnar, au beau milieu du paysage de campagne, aux herbes sauvages et à l’horizon baignée d’une lueur blanche et silencieuse, presque fantastique. Déraciné, Gunnar doit quitter son paysage placide pour la clameur citadine, et ses déambulations à cheval pour des trajets solitaires en autobus. Au moment de son départ, Gunnar contemple la mer, l’air est vaporeux et incertain, plongé dans la brume, et teinté de mélancolie. Puis il sillonne les routes désertes, esquisse un au revoir des yeux depuis l’habitacle de sa voiture, s’engouffre dans un tunnel sombre et sans fin ; les paysages défilent à mesure que le jour décline, sous la triste et pénétrante mélodie du compositeur Petur Thor Benediktsson, avant d’arriver à la ville : la musique s’interrompt et la réalité surgit brusquement, avec la cacophonie citadine, les bruits qui s’entrechoquent, les ronronnements saccadés de la circulation et la stridence des klaxons. Le petit Ari —rat des villes— n’a pas vécu ce déracinement géographique, mais plutôt celui de l’enfance et du lien affectif, préférant sa solitude en distribuant les journaux sous la pluie, aux éclats de dispute de ses parents.
La rencontre entre Gunnar et Ari signe alors un récit d’apprentissage sur deux nivaux, où chacun représente un mentor pour l’autre : Gunnar, en tant qu’archétype de la sagesse, et Ari, de la joie et liberté innocente. Dans la nouvelle maison de Gunnar, ses souvenirs encadrés tapissent les murs, que son regard ne cesse de parcourir avec mélancolie. Depuis la fenêtre de sa cuisine, il observe souvent les parents du petit Ari, discerne les éclats de leurs voix s’entrechoquant, et ressent l’hostilité de leurs gestes. La famille de Gunnar n’est plus que vestiges d’un passé qu’il n’a pas vécu —ses parents sont partis il y a trop longtemps et son unique cousin vit trop loin ; et celle d’Ari n’est que conflit et distance —ses parents se disputent sa garde, ne le connaissent pas vraiment.
L’union entre les deux personnages marque le début d’une amitié timide mais profonde, portée par la rencontre entre deux solitudes ballottées : la nouvelle maison de Gunnar constitue en quelque sorte le refuge de leur expulsion, où ils jouent aux échecs, mangent des pizzas, regardent la télé, et s’endorment sur le canapé. Ninna Pálmadóttir intègre leur relation dans le décor grâce aux plans fixes récurrents, où, face à face sur la table de la cuisine, leur regard s’interroge, et leurs mains esquissent un ballet poétique sur l’échiquier. Lors d’une énième partie, la main de Gunnar pianote nerveusement sur la table ; Ari l’imite, et dans un crescendo saisissant, le jeu devient un morceau de percussions, leurs yeux ne se quittent pas, comme si la moindre interruption de cette harmonie soudaine risquait de la faire disparaître à jamais. Le Vieil homme et l’enfant évolue dans une parcimonie des dialogues, cloîtrant la parole dans des champs lointains : des conversations à la radio, des éclats de voix perçues dans la foule, un discours prononcé lors d’une manifestation, les disputes entendues à la fenêtre…La parole endosse un rôle indirect, isolé, comme si les mots orchestraient le danger, la tragédie ; l’anéantissement. C’est d’ailleurs par la lecture à haute voix d’une lettre à destination de son cousin que Gunnar exprime son amour pour Ari : « Mon nouvel ami, Ari, a rempli mon appartement de vie, de nouveauté, et de curiosité. On se ressemble beaucoup, en fait. » . La réalisatrice, par ces motifs de distance, pose la rencontre entre ses deux personnages comme un éternel tâtonnement, une union à la fois fragile et essentielle, où chacun réapprend à tisser un lien auxquels ils n’ont jamais vraiment appartenu.
Le Vieil homme et l’enfant, au-delà de son double récit initiatique, compose un poème sur la solitude, porté par la mélopée du déracinement, de la mélancolie de l’absence, des illusions naissantes et brisées. En toile de fond, le contexte de la migration et des réfugiés en Islande cristallise la trame au cœur du film de Ninna Pálmadóttir : l’asile, dans toutes ses intrications. En déposant anonymement une faramineuse somme d’argent —touchée grâce à la saisie de ses terres par le gouvernement— au centre d’aide aux réfugiés, Gunnar articule tacitement son propre parcours migratoire avec le leur. Le Vieil homme et l’enfant tisse les chemins de l’exil, convoquant un sentiment d’inachèvement, d’incertitude, et de fugacité. Comme l’exprime Gunnar en réponse à Ari lui demandant s’il a déjà été marié, « C’est pas facile de rencontrer quelqu’un au milieu de nulle part ». Le nulle part, référence à la ferme de Gunnar, définit aussi l’absence de sentiment d’appartenance, et de solitude parmi la foule. Ses trajets en bus deviennent alors le motif de cet éternel retranchement : Gunnar y dévisage les passagers, le regard vide et mélancolique. Dehors, il contemple les cygnes dans l’eau blanche, les oiseaux migrant et chantant dans le ciel vaporeux, les bulles de savon des enfants flottant dans l’air, et écoute les pétillements de voix des passants, les clapotis du lac, dans un éveil poétique des sens. La musique, particulièrement importante dans le Vieil homme et l’enfant, déploie subtilement toute la solitude mélancolique, notamment grâce à la bande-son signée Petur Thor Benediktsson, qui berce les images d’un doux chagrin sans jamais effleurer le mélodrame. Le film use également de morceaux diégétiques, comme lorsque Gunnar, seul dans sa voiture, la nuit, écoute la saison « Juin » de Tchaïkovski au piano, mélodie profondément élégiaque, aux ondulations appesanties par une langueur voilée.
Accompagnant les images épurées et poétiques des paysages, à l’horizon souvent effacé dans la brume, la musique peint la solitude et les illusions brisées, convoquant le rêve dans ses échos avec la réalité : Le Vieil homme et l’enfant inscrit le souvenir vivant comme un refrain, lors de séquences rêvées par Gunnar, frôlant le fantastique, qui illustrent le plaisir amer de l’illusion brisée par la douleur du réel. Un fragment de ces simulacres suscite une émotion particulièrement vive, lorsque Gunnar, assis dans son salon, se lève à la fenêtre d’où l’on entend, presque imperceptiblement, la mélodie emplie de clarté d’un impromptu de Schubert (op. 90 no 3) ; derrière la vitre, il se retrouve soudainement projeté dans sa campagne, devant le paysage du lac blanc embrumé, où se découpe le reflet trouble de son cheval, la musique devient plus précise, les hennissements du cheval la transpercent, les images s’entremêlent et évoquent la confusion de l’illusion en tant que rêve éternel, inatteignable, et déchirant.
Le Vieil homme et l’enfant, plus qu’une rencontre fortuite entre deux êtres esseulés, évoque l’amertume du souvenir mêlée à la douleur de l’indifférence, que Ninna Pálmadóttir aurait certainement pu nommer « Les incompris ».
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