Débutée au milieu des années 90 par la réalisation de Kicking and Screaming (longtemps introuvable ou presque, disponible depuis 2017 sur Netflix), la carrière de Noah Baumbach est à la fois sinueuse et un brin inégale, en plus d’être retorse à suivre pour les spectateurs français. Il a fallu attendre 2006 et son quatrième long-métrage, Les Berkman se séparent (révélant au passage un certain Jesse Eisenberg) pour qu’il ait l’honneur d’une sortie salle dans l’hexagone, avec l’étiquette à la fois flatteuse et réductrice, de scénariste pour Wes Anderson. Il venait de collaborer sur le script de La Vie Aquatique (et a ensuite travaillé sur celui de Fantastic Mr. Fox). Le succès critique – amplement mérité – de sa chronique d’un divorce du point de vue des enfants, ne rendra pas pour autant la suite de sa carrière plus facile, du moins dans nos contrées. En 2007, Margot at the Wedding, malgré un casting composé de Nicole Kidman, Jennifer Jason Leigh (alors la femme du cinéaste, détail qui prendra progressivement son importance) et Jack Black restera à son tour inédit sur grand écran. Les années 2010 lui seront plus favorables et lui permettront d’être enfin accepté comme un auteur à part entière. Greenberg, en 2010, faux film de transition, met en scène ses deux muses, Jennifer Jason Leigh (également co-scénariste) et Greta Gerwig, tandis que Ben Stiller campe un alter ego du metteur en scène. Dans le film, Stiller s’éloigne progressivement de son épouse (JJL) pour aller dans les bras de son assistante personnelle, incarnée par la future réalisatrice de Lady Bird. Une trajectoire qui s’avérera prémonitoire. En 2013, Frances Ha, co-écrit avec Greta Gerwig, désormais la compagne de Baumbach, impose le réalisateur autant qu’il révèle au premier plan sa (formidable) comédienne. La cadence s’accélère, puisqu’il signe pas moins de quatre films sur un laps de temps relativement court : While We’re Young (2015), Mistress America (2016), The Meyerowitz Stories (2017) ainsi qu’un documentaire consacré à Brian De Palma co-réalisé avec Jake Paltrow (Young Ones) intitulé De Palma. Figurant parmi les premières prises notables de la plate-forme Netflix dans sa stratégie de débauchage de cinéastes, il revient avec Marriage Story, présenté en septembre dernier à la Mostra. Familles dysfonctionnelles et crises existentielles constituent les terrains de jeux privilégiés d’un auteur qui se situe çà la fois comme un hériter de la comédie New-Yorkaise telle que l’a popularisée Woody Allen mais aussi un cinéphile érudit aux horizons nettement plus vastes. Véritable amoureux de la France, le prénom Frances, donnée à sa célèbre héroïne n’a rien d’anodin, il est allé aller jusqu’à appeler son fils Rohmer, l’une de ses influences évidentes. Les spectateurs attentifs de Frances Ha, auront sûrement remarqués les clins d’œil et hommages à à Leos Carax, François Truffaut ou encore Arnaud Desplechin, sans oublier un intermède parisien, où la capitale était filmée avec une beauté rare. Aux familles contrariés qu’il dépeint, s’opposent une famille de cinéma en régulière expansion, de part ses diverses collaborations à l’écriture et les acteurs qu’il retrouve fréquemment et fidèlement : Ben Stiller (3 fois), Greta Gerwig (3 fois), Adam Driver (3 fois)… Écrit seul, Marriage Story, trouve une source d’inspiration toute personnelle : la séparation du cinéaste et de Jennifer Jason Leigh. Il observe un metteur en scène, Charlie (Adam Driver) et sa femme, Nicole (Scarlett Johansson), comédienne, en train de se débattre dans un divorce exténuant qui les pousse à des extrêmes…
Depuis Frances Ha, si l’on a globalement apprécié ses films, Noah Baumbach paraissait lentement décélérer. Moins inspiré et moins original, il donnait l’impression de s’en remettre exclusivement à ses fondamentaux – une écriture joliment sophistiquée et la pertinence de ses castings – quitte à devenir partiellement la caricature dépeinte par ses détracteurs. Il ne faudra attendre que quelques secondes pour prendre conscience que Marriage Story, vient mettre fin à cette tendance. Pas de générique, juste un titre sobrement affiché, suivi du thème composé par Randy Newman, rapidement accompagné par les apparitions quasi simultanées du visage de Nicole et de la voix-off de Charlie. Débute une double introduction où les deux personnages sont présentés par un regard subjectif et partial, évoquant leurs qualités respectives, leurs habitudes, des détails réjouissants faussement anodins etc. La mise en scène est vive ou plutôt vivante, le réalisateur impose sa langue (écrite et graphique), avec une simplicité teintée d’une grâce qui ne s’évaporera plus un seul instant. En une fraction d’images (sublimées par le travail d’un très grand chef opérateur, Robbie Ryan, à qui l’on doit en plus de ses travaux pour Ken Loach, la photographie de La Favorite ou encore de la filmographie d’Andrea Arnold) l’ordinaire devient extraordinaire, le quotidien balancé dans un flux ininterrompu, apparaît tel un espace de rêverie et poésie. Ce bonheur amoureux montré sous différentes et courtes facettes est un trompe l’œil, qui se révèle dès lors que l’on découvre le couple, dans un effet de douce rupture, chez un conseiller conjugal. La proximité et la complicité observée au cours des premiers instants n’aura alors de cesse d’être mise à l’épreuve, dans un équilibre entre légèreté subtile et tendre gravité. Baumbach opère un travail de distanciation (soit en séparant ses héros par le montage, soit en les opposant au sein d’un même cadre), lequel préfigure un éloignement géographique, le départ de Nicole pour Los Angeles, et thématique, le divorce annoncé. Leur fils, Henry, régulièrement situé à l’écran entre ses parents, fait à la fois office de dernier lien existant et de barrière à leur amour en voie d’extinction. À travers cette étude de la fin d’une relation, le cinéaste éblouit autant par la justesse des situations qu’il tisse, la pluralité des tons qu’il emploi pour leur donner vie que la délicatesse de son point de vue. Léger et grave, cru et sensible, cruel et humain, Marriage Story brasse un tourbillon de sentiments contraires, terrassants de simplicité et de vérité. Par exemple, lorsque qu’une discussion froide, presque mécanique, dévitalisée, où chacun semble refréner ses pensées, bascule en une poignée d’images, au moyen d’un beau travelling vers la solitude muette de Nicole en pleurs. Art magistral du contrepied, où un détail est à même de modifier la perception d’une séquence. On pense à ce double regard fuyant échangé au nouveau domicile de Sandra, la mère de Nicole, ponctué par un réflexe témoignant de sentiments qui subsistent, quand Nicole est rattrapée par Charlie dans les escaliers tandis qu’elle s’apprête à tomber. L’auteur tend à capter des sensations indicibles, comme la nécessité de préserver ce qui a été, le refus de noircir la beauté d’un passé commun. La mise en place de la procédure de divorce et son caractère impitoyable donne à l’entreprise une complexité supplémentaire. D’un côté, les joutes verbales qui en découlent, avec les avocats respectifs (Laura Dern dont on sous-estime le potentiel comique et l’étonnant retour gagnant de Ray Liotta) ont quelque chose jouissif. De l’autre, la cruauté à laquelle chacun est à amené à se résoudre contre son gré, accouche d’une douleur aussi palpable qu’éprouvante.
Cinéaste fortement affilié à sa ville natale, New York, Noah Baumbach surprend en allant investir un temps la mythique cité des Anges. Il s’éloigne ainsi de son territoire de prédilection, délocalise son cinéma, pour mieux le réinventer, l’élever à un échelon supérieur. Les concessions faîtes par Charlie en allant s’installer à Los Angeles afin de se rapprocher de son fils, trouvent un écho meta. Comme si conscient d’être allé au bout de quelque chose, le réalisateur devait désormais explorer d’autres horizons géographiques pour renouveler son inspiration. Si Marriage Story renoue avec les thèmes phares de son œuvre, il se nourrit d’une énergie nouvelle, affranchie de la tutelle de ses prestigieux mentors et modèles. Conçu sur un paradoxe en soit vertigineux, l’idée de construire un récit sur une matière par essence destructrice, sa réussite prodigieuse tient également à l’investissement total des deux têtes d’affiche. Grande actrice, aux choix de carrière parfois aléatoires, Scarlett Johansson, trouve ici son plus beau rôle depuis le diptyque Her/Under The Skin. « Déglamourisée », filmée en tant qu’actrice, en tant que femme, et non icône ou objet de fantasme, elle étonne, captive, bouleverse. Son partenaire, Adam Driver, qui figure soit dit en passant parmi les plus belles révélations de la décennie qui s’achève, n’est pas en reste. Soutenu par par une mise en scène attentionné, la précision de son jeu, de ses gestes, de ses silences, ressort avec une fluidité inédite. D’une séquence à l’autre, un même simple regard peut devenir un effet comique burlesque ou un vecteur d’émotion contenue. Aux performances individuelles se joint la crédibilité du couple formé, évidente dès leur première apparition à l’écran. Climax voir possible acmé de cette relation, une intense scène de dispute qui restera probablement parmi les plus mémorables observées dans le registre depuis très longtemps. En définitive, il ne s’agit pas seulement du meilleur film de son auteur depuis Frances Ha. À travers, une histoire que l’on devine profondément personnelle (et pas seulement pour son inspiration autobiographique), il réalise une ambitieuse autopsie des sentiments, ample et immédiate. Une œuvre inventive, précieuse, drôle, touchante, dont on aimerait au fond, ne jamais véritablement se défaire.
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