Le récit de maison-utopie suscitant crainte et danger, isoléé de toute la réalité d’un monde pour le moins cruel ou contrariant, est vieux comme le conte de fées : Le Petit Poucet, Le Petit Chaperon Rouge ou encore Hansel et Gretel (exemples parmi un nombre pléthorique d’occurrences) reposent entièrement sur cette disposition géographique qui permet aux figures du Mal des mythes pour enfants de s’attaquer au Bien, faisant s’affronter le maléfique à l’angélique. De ce point de vue, et uniquement de celui-ci, House (Hausa, 1977), premier long métrage de la prolifique filmographie de Nobuhiko Ōbayashi, semble adapter de façon traditionnelle les grands stéréotypes de ces récits séminaux. Angel (Kimiko Ikegami), jeune lycéenne japonaise, devait partir en vacances avec son père, compositeur pour Leone en concurrence avec Morricone (preuve que le film, plutôt rigolard, ne s’encombre d’aucun scrupule) ; mais ce dernier lui apprend qu’il remplace la mère défunte de la jeune fille par une belle-mère au demeurant charmante mais qu’elle n’accepte pas. Elle choisit donc de reconnecter des liens avec sa mère en visitant la tante de celle-ci, habitant dans une demeure isolée du monde. Accompagnée de six amies très typées (de celle qui mange comme quatre à une autre qui fait de la bagarre son talent en passant par la binoclarde intello et la coquette adepte du ménage), elle retrouve sa grand-tante malade mais de plus en plus en forme (Yōko Minamida) tout en voyant ses amies disparaître une par une, comme absorbées, « consommées » par la maison.

Sur le seuil d’un autre monde (©Potemkine Films)

De ce fait, House n’est pas sans évoquer le sous-genre de « cabane dans les bois », type de slasher excentré faisant de l’isolement le prétexte à tous les outrages, et lui-même héritier du conte qui n’est finalement que l’assimilation du récit horrifique à taille d’enfant. Ōbayashi assume le passage d’un monde à un autre, comme Alice passant du réel à la magie par le truchement d’un point de bascule (le miroir chez Carroll, bien sûr). Ici, la césure prend l’allure d’un étrange vendeur de pastèques, indiquant de son doigt la demeure jusqu’alors invisible malgré sa taille imposante. Est-ce cependant l’entrée du film lui-même dans l’étrangeté ? L’esthétique de House détonne dès son démarrage par sa volonté de kitsch bariolé et éminemment pop (ceci jusque dans des séquences animées à placer entre Gilliam et Topor), son eau de rose distillée à grand renfort de larmes, de soleils couchants jaune orangé et de musique à forte teneur en glucose. Le réalisateur prend le parti d’une esthétique irréaliste jusqu’au surréalisme, vouée à indiquer le dérèglement qui va suivre. Car House n’est rien d’autre qu’un film déréglé, dont les apparences du rêve vont jusqu’à contaminer le récit lui-même, abandonnant peu à peu tout sens logique, faisant du caractère décousu de la narration un moyen de créer le vertige de l’incontrôlable et d’une étrangeté qui semble se faire maîtresse.

Une esthétique protéiforme (©Potemkine Films)

Par sa brutale absurdité de conte merveilleux cauchemardesque, le film d’Ōbayashi n’est pas sans une drôlerie un peu zinzin, faisant des jeunes filles qui l’habitent de jolies figurines à démantibuler à l’envi, dont les morceaux divers et variés (selon les personnages mutilés) vivent indépendamment du corps auquel ils appartenaient, créant ainsi une imagerie surréaliste (André Breton disséquant poétiquement le corps de la femme idéale pour en célébrer la beauté dans « Union libre » [1931]), déjà utilisée dans le cinéma japonais antérieur (on peut penser à La Bête aveugle de Yasuzo Masumura [1969], avec les plans soufflants de murs tapissés d’organes), et générant un mélange proprement sidérant d’angoisse profonde et de burlesque offensif. De ce point de vue, la séquence la plus marquante restera les doigts sectionnés de Mélodie (Eriko Tanaka), la musicienne du groupe de lycéennes littéralement avalée par le piano de la maison et dont les seules phalanges, suspendues au-dessus du clavier, jouent lentement, de façon lugubre, le morceau entamé avant l’agression dont elle est victime.

Corps absurdes (©Potemkine Films)

Il y a quelque chose du spectacle forain dans ce cinéma excessif, baroque, gentiment effrayant et fondamentalement joueur, s’amusant avec le bon goût, avec la tenue classique des récits, avec une corporéité qui n’aurait plus rien d’inamovible (l’oeil-espion de la grand-tante sortant de sa bouche !). De cette corne d’abondance, que certains pourraient trouver trop chargée, surgit cependant une poésie inattendue, détraquée, parfois troublante à force de faire de son monde parallèle ce cauchemar indomptable, imprévisible, que personnages et spectateur peuvent visiter tout en ayant conscience qu’ils ne vont pas en sortir indemnes. De ce point de vue, nous pourrions presque considérer House comme une étonnante et fantasque variante de Julie et Céline vont en bateau de Jacques Rivette (1974), antérieur de trois ans au film d’Ōbayashi, multipliant lui aussi les péripéties concernant deux jeunes femmes carrolliennes pénétrant une maison s’avérant un monde parallèle constituée d’une magie finalement pas très éloigné de leur réel. House utilise le même canevas en l’inversant, le monde parallèle excèdant lui aussi le monde réel dépeint en ouverture du film mais la réalité y étant elle-même empreinte de merveilleux. Si le monde magique ne diffère pas énormément du réel chez Rivette (faisant des deux mondes des cousins, décrivant implicitement le réel comme antichambre du merveilleux), l’illusoire, par la dimension kitsch et baroque de la mise en scène clinquante d’Ōbayashi, a littéralement contaminé tout ce qui peut l’entourer : la narration, le style protéiforme, le typage des protagonistes (sept jeunes filles nommées selon leur caractère propre : avatars des petits personnages de ce récit primitif de conte de fées cinématographique qu’est Blanche-Neige et les sept nains [1937] ?), le regard spectatoriel lui-même. La même influence carrollienne aboutit à deux visions finalement très éloignées : si Rivette fait du périple de Julie et Céline une formidable réflexion théorique sur le réalisme, Ōbayashi réalise avec House un non moins formidable geste esthétique rendant hommage avec générosité aux forces magiques du Septième Art.

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A propos de Michaël Delavaud

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