On découvre en pleine fournaise du mois d’août la palme d’or du festival de Cannes 2014, « Winter Sleep (Sommeil d’hiver) » du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan. Pour l’apprécier sans parasitage, il faudra essayer d’écarter le débat cannois sur la récompense – méritée ou non ? – et les fortes attentes que celle-ci pourrait susciter. « Winter Sleep » est certes monumental (3h16) mais il n’a pas la tonitruance du chef d’œuvre – ni formelle, ni émotionnelle. C’est au contraire un film feutré, d’une facture assez littéraire, qui tient davantage de la petite musique de chambre. Trois individus confinés s’y entredéchirent à l’approche de l’hiver. Le drame bourgeois, théâtre d’intérieur, avec son ironie, son humour sous-jacent, se déroule sur fond de paysage rocheux – un grand amas désolé, gagné par la boue et la neige, à la fois témoin et révélateur de cette crise. Le récit, fluide et chorégraphié, s’écoule sans longueur. Nuri Bilge Ceylan rend cette durée expressive, significative de l’atmosphère hivernale et de l’usure subtile qui l’accompagne : une érosion des gestes, du moral, des certitudes individuelles.
Anatolie centrale, Cappadoce. L’hiver sonne la fin de la saison touristique. Aydin, le propriétaire d’un petit hôtel vernaculaire assez luxueux, se retrouve seul avec sa sœur Necla, mal remise d’un divorce, et sa jeune épouse Nihal. L’hôtel est un complexe troglodyte qui domine la vallée tel un fief seigneurial. Aydin gère ce patrimoine familial en plus de quelques maisons, en contrebas, dans la vallée. L’homme, ancien comédien d’une cinquantaine d’années, mène une existence paisible ; entre deux discussions avec ses hôtes de passage, il voue son temps libre à lire et écrire. Il rédige des articles pour un journal local, et prépare un grand ouvrage sur l’histoire du théâtre turc. Le titre, « Winter Sleep », pose le ton chaud-froid du récit et son écoulement nonchalant : à l’approche de la retraite hivernale, la vie se ralentit, chacun s’emmitoufle et s’engourdit. Mais l’isolement et la grisaille attisent les conflits. Tout se cristallise avec Aydin qui ne cesse de se dérober devant les deux femmes. Necla et Niha le poussent dans ses retranchements : est-il l’homme qu’il prétend, un travailleur méritant, doublé d’un lettré et d’un bienfaiteur ? ou juste un bourgeois arrogant, avide de pouvoir et de reconnaissance ?
Toute la première partie du film est un exercice de style magistral, une longue exposition qui se développe dans un abattage graduel des cartes. De petites dissonances font douter d’Aydin. Sa lâcheté apparaît lorsqu’il entre en conflit avec une famille pauvre, qui loue l’une de ses maisons mais ne parvient plus à en payer le loyer. Bien abrité, Aydin peste contre ces « mécréants », et se défausse sur son employé. Le triangle qu’il forme avec Necta et Nihal, est lui aussi ambigu. Qui est la sœur, l’épouse, la mère, la fille ? Les relations se précisent, mais la jovialité des rapports, superficielle, recouvre un malaise profond. Un évènement, en apparence anodin, déclenchera la crise : les locataires viennent demander pardon à Aydin ; ils insistent pour lui baiser la main et Aydin, d’abord gêné, s’y prête avec complaisance. Deux grandes joutes suivent, d’abord avec Necla, la soeur, qui révèle à Aydin son hypocrisie, ensuite avec Nihal, au bord de la rupture conjugale. Les deux longs règlements de compte, sorte de répétition en écho, font basculer le point de vue du spectateur. Mais le jugement qu’il porte sur Aydin reste suspendu. L’hôtelier a un comportement équivoque : il agit en tyran et se ridiculise. D’un autre côté, c’est un homme vulnérable, dépassé par les circonstances, victime d’une vindicte qui frôle l’absurdité.
Les deux affrontements à huis clos, très dialogués, presque théâtraux, constituent le cœur du récit. Nuri Bilge Ceylan s’est inspiré de nouvelles de Tchekhov. On sent également l’influence de Bergman même si les conflits psychologiques, teintés de dérision, sont moins âpres. Les évènements conduisent Aydin à prendre ses distances dans l’ultime volet du récit ; il erre indécis dans la campagne environnante. Le récit adopte alors les à-coups grotesques de cette déroute : glissades, ivresse, scènes de chasse improbables. Cette direction, plus absurde et ironique, alourdit le trait. Les épisodes deviennent décousus, les péripéties un peu forcées, la construction répétitive. Malgré les tuilages narratifs, la structure en triptyque apparaît clairement : deux premiers affrontements, d’abord avec Necla, puis Nihal, pour finir sur la débâcle d’Aydin, seul, face à lui-même. Échoué dans la ferme de son ami, l’hôtelier y retrouve l’instituteur trentenaire, ami de Nihal et rival potentiel. L’ivresse les emporte, les deux hommes s’invectivent dans un jeu de citations. Cette nouvelle déconvenue enfonce le clou du récit : Aydin suit un itinéraire de repentance, passablement cathartique. Dans l’intermède, Nihal connaît de son côté un fiasco humiliant en voulant réparer les injustices de son mari.
La conclusion en forme de statu quo, qui réhabilite Aydin tout en le mettant à l’index, déçoit ; la multiplicité des pistes narratives et des points de vue se referme, pour se soumettre au seul parcours, mégalomane et dérisoire, du personnage principal. Une fois surmontée l’épreuve, ce dernier, finalement sauf, pourra entamer la rédaction de son œuvre, tel un double tartuffe du réalisateur qui érigerait ses grandes créations sur ses faillites personnelles. Le doute qui animait toute la fiction est troqué pour une morale un peu convenue, de l’acceptation de soi, de la résignation conjugale ; avec, en possible sous-texte, la démythification de l’artiste : un homme aussi médiocre qu’un autre.
En dépit de sa fin appuyée, on peut considérer que » Winter Sleep » aligne plus de qualités que de défauts. Tout au plus, on peut regretter son excès de soin et de contenance, qui lui donne un caractère un peu affecté. La construction du film, qui mise sur les ambigüités du personnage principal et joue sur les faux-semblants, est très habile, au moins sur les deux tiers. Le film procure un certain plaisir mais la déliquescence qu’il met en scène est un peu trop programmée. On aurait aimé qu’il s’ouvre davantage aux récits et personnages secondaires, tels la famille des locataires, la sœur, l’épouse, alors qu’il les épingle schématiquement et les délaisse en cours de route. Reste un ensemble de qualités indéniables : la photographie, les interprètes, et la mise en scène, visiblement accomplie. « Winter Sleep » n’est donc, ni un chef d’œuvre, bouleversant et virtuose, ni une grande œuvre, académique et esthétisante, si facile à décrier. Il est plutôt dans l’entre-deux : un moyen terme accompli, globalement plaisant et satisfaisant.
photographies ® nuri bilge ceylan
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