Tel Aviv, Berlin, Paris, Vilnius, Varsovie, Les Lilas, pendant près d’une heure, la caméra de Nurith Aviv nous ballade d’Israël en Europe. Moins pour voir des paysages (seulement des rues, une plage) que pour rencontrer des jeunes gens, étudiants en thèse ou professeurs dont le point commun est d’avoir appris le Yiddish et d’être tombé amoureux de cette langue. Rencontres stimulantes, exaltantes avec des intellectuels fins et modestes qui parlent de leur sujet avec passion. Mais, leur présence à l’écran illustre bien l’un des paradoxes du film : alors que le Yiddish a toujours été depuis son invention au Moyen-Age, une langue populaire, orale et vivante, parlé par les nombreuses communautés juives ashkénazes d’Europe Centrale et Orientale, il survit aujourd’hui en partie grâce au travail de recherches et d’érudition de quelques polyglottes distingués, regroupés dans des centres dispatchés dans le monde. Presque plus personne ne parle le Yiddish. L’extermination des juifs par les nazis a éliminé toute une partie de ses locuteurs et le Yiddish est devenu une langue « maudite », qu’on n’apprend plus -notamment dans les écoles en Israël- puisqu’elle charrie avec elle les images de l’exil et de la mort.
Avant même cette histoire singulière et dramatique qui a presque fait disparaître une langue, le film rappelle que le Yiddish a toujours eu une réputation un peu particulière : langue vernaculaire, langue surtout orale, qui s’est constituée au fil des siècles en empruntant à l’allemand –auquel il ressemble beaucoup- à l’hébreu, à l’araméen, aux langues slaves et romanes, le Yiddish a souvent été méprisé par l’élite qui y voyait une sorte de dialecte populaire à la limite de l’argot, parlé dans les « shtetel », communautés juives ou quartiers juifs, qu’on retrouvait un peu partout en Europe avant la Seconde Guerre Mondiale. Il faudra attendre le début du XXème Siècle pour qu’une génération de jeunes juifs prenne au sérieux le Yiddish et le choisisse comme langue pour penser, écrire des pièces et des articles, des traductions et de la poésie. Depuis Kafka qui reconnaît sa dette au théâtre yiddish, bien qu’il en parle comme d’une langue confuse, jusqu’aux avant-gardes dans l’entre-deux guerre, qui, de New-York à Vilnius, publient des revues en yiddish, les intervenants rassemblés par Nurith Aviv dans son film, donnent à entendre des textes écrits par des femmes et des hommes de la première moitié du XXème siècle.
Yehoyesh (traducteur de l’intégral de la Bible en yiddish), Moyshe-Leyb Halpern, Peretz Markish, Anna Margolin ou encore Deborah Vogel sont quelques-uns et quelques-unes de ces poètes de l’époque que nous découvrons. Leurs textes lus et traduits dans le film, dans lesquels se mélangent des thèmes des avant-gardes littéraires européennes et une sorte de tradition messianique juive, surprennent par leur puissance, leur modernité et leur poésie. Ils rappellent qu’à l’époque, on organisait des lectures en yiddish, réunissant des centaines de personnes, qui ressemblaient à des concerts de rock. Ecrire de la poésie en yiddish quand on était coincé dans un ghetto fut un acte de résistance contre l’oppression qu’elle soit soviétique ou nazie. Aujourd’hui, grâce au film de Nurith Aviv, partager l’enthousiasme de ces jeunes gens qui redécouvrent une langue et ses poètes est une expérience précieuse pour tous ceux qui aiment les livres et la culture.
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