Antigone d’or au dernier Festival méditerranéen, largement plébiscité par un public conquis, Nuit noire en Anatolie appartient à cette nouvelle vague du cinéma turc, très présente sur Netflix avec des œuvres comme 10 jours du côté du bien ou A la gorge, qui aspire à une reconnaissance plus large, transgressant la radicalité intimidante du cinéma de Nuri Bilge Ceylan en allant greffer sur des sujets difficiles une construction digne des meilleurs polars occidentaux. Cette volonté un peu forcée de séduire un public plus large est à double tranchant, avec le risque d’uniformisation d’une production locale trop facilement exportable, mais demeure payante dans ce cas précis grâce au regard singulier d’un réalisateur qui insuffle à son cinéma une identité très forte. A l’instar de l’excellent Burning Days d’Emin Alper sorti en 2023, très influencé par les thrillers politiques italiens des années 70 et notamment ceux de Damiano Damiani, le film d’Özcan Alper (au patronyme identique) déroule son histoire glaçante dans une ambiance de fin du monde d’une noirceur absolue qui ne fera que s’accroître jusqu’au générique de fin. Si vous espérez ne serait-ce qu’une éclaircie autre que la lumière irradiante sublimant les magnifiques paysages de l’Anatolie, passez votre chemin. La nature, aussi majestueuse soit-elle, se révèle inquiétante, cachant bien des secrets au cœur de ses forêts qui surplombent les personnages.
Après sept ans d’absence, Ishak, joueur de luth dans une boîte de nuit, revient dans son village natal dans la province d’Anatolie pour se rendre au chevet de sa mère malade. Celle-ci décède peu de temps après son arrivée. Son retour n’est pas perçu avec bienveillance par les autochtones, affichant clairement une hostilité envers cet homme tourmenté. Pourtant, il décide de rester, bien déterminé à régler des comptes avec son passé, à déterrer un secret qui hante encore les habitants du village. Le pessimisme radical et assurément sincère du film s’accompagne d’une réflexion lucide et désespérée sur une contrée plus nationaliste que jamais, xénophobe et raciste, acceptant sans broncher un État autoritaire. Nuit noire en Anatolie, qui démarre à la manière de certaines œuvres-phares de Ceylan comme Le Poirier Sauvage, prend des allures de western âpre et cruel, dont la seule issue n’est qu’un gouffre, au sens propre comme au figuré, qui n’offre aucune échappatoire possible. Dans cette perspective, les qualités évidentes de ce drame rural sont aussi ses défauts ; son jusqu’au-boutisme marqué par un attrait pour les ténèbres et une absence de respiration – soit une pointe de transgression par l’humour ou la tendresse – finissent par laisser apparaître les rouages d’une progression artificielle de l’intrigue.
En effet, les ruptures de ton, même dans un cadre très sombre, apportent une crédibilité et une authenticité proches d’une certaine idée naturelle du réalisme. La vie réserve des surprises, de l’inattendu, y compris dans les moments les plus durs. Les sourires ne sont jamais exclus de la tragédie. Pas chez Ozcan Alper où tout le monde affiche une mine d’enterrement de la première à la dernière image, dégageant une atmosphère asphyxiante d’une efficacité redoutable d’un point de vue immersif mais qui, revers de la médaille, installe aussi un récit verrouillé, parfois didactique dans sa volonté d’alerter les citoyens sur la situation de la Turquie contemporaine. Les intentions du réalisateur sont claires, comme il le souligne dans le dossier de presse : « Comment les désirs réprimés par la société, la sexualité non exprimée, peuvent créer un climat de peur et de violence ». Ce manque de subtilité est heureusement compensé par la puissance d’un récit, épuré par ses enjeux et complexe par sa structure non linéaire, rappelant celle d’Un homme est passé de John Sturges. Avec une différence notable: Spencer Tracy n’avait rien à se faire pardonner, mais atterrissait dans une petite bourgade pour mettre en lumière la mauvaise conscience d’une population présumée coupable d’homicide. Ishak est un personnage torturé, tout autant – ou presque – coupable que les autres, à la différence qu’il n’a pas oublié, attiré par un besoin existentiel de faire éclater au grand jour une vérité connue de tous.
En dire davantage serait dévoiler le nœud d’une intrigue très bien construite, alternant le présent avec des flashbacks éclairants, prenant le pouls d’un système gangréné par la corruption et le mensonge. Dépassant le simple cadre géographique de la Turquie, Özcan Alper raconte une histoire poignante et universelle, qui pourrait se dérouler aussi bien au fin fond du Texas que dans certaines régions reculées de France où l’intolérance ne cesse de gagner du terrain. Adoptant le point de vue de son protagoniste central, admirablement incarné par Berkey Ates, Nuit noire en Anatolie bénéficie d’une mise en scène sous tension, soutenue par un montage tendu, très éloigné de l’aspect contemplatif de certains films d’auteur turcs. Le portait sans nuances des antagonistes frise la caricature mais procure néanmoins un saisissant effet gueule de bois qui apporte toute sa saveur à ce thriller politique qui ne cherche jamais à excuser les individus. Ni oubli ni rémission. Les symboles et métaphores sont un peu trop explicites, s’allumant comme des clignotants bien visibles et lisibles, pour représenter l’obscurantisme d’une masculinité toxique ; on sort épuisé d’un tel constat, avec cette envie immédiate de laver notre cerveau de la boue dans laquelle nous a plongé un réalisateur à l’empathie très limitée. Jusqu’à son épilogue d’une logique implacable, Nuit noire en Anatolie porte bien son titre, voyage terrifiant dans les recoins les plus obscurs de l’âme humaine, réquisitoire sans illusions de la responsabilité collective d’une poignée d’homme violents et ignorants.
(Turquie – 2023) de Özcan Alper avec Berkay Ates, Taner Birsel, Sibel Kekilli
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