Un western primitif
Après le très beau Sport de filles (2011), l’éclipse de Patricia Mazuy n’a pas pour autant altéré son acuité sensorielle et provoqué une intolérance à la lumière, bien au contraire !Paul Sanchez est revenu ! en porte l’exclamation même.
Paul Sanchez, criminel disparu depuis dix ans, a été aperçu à la gare des Arcs sur Agens. A la gendarmerie, on n’y croit pas, sauf peut-être Marion…
Des crimes de Jack l’éventreur aux tragédies de l’ordinaire, les faits-divers ont toujours stimulé les cinéastes, parmi les plus grands ( Fritz Lang avec M. le maudit, Hitchcock avec The Lodger, Chaplin avec Monsieur Verdoux ). Aujourd’hui encore des cinéastes y trouvent une matière mais la narration de cette réalité dans le tissu de la fiction propose le plus souvent une catharsis collective au mieux, et au pire se réduit à tenter d’expliquer, dénoncer ou réhabiliter à coups d’un naturalisme forcé le « message » du fait-divers lui-même. Paul Sanchez ressemble dans sa cavale et sa « quête » à un Jean Claude Romand, un Yves Godard ou un Xavier Dupont de Ligonnès . Mais ce qui intéresse Patricia Mazuy est « le fantasme qu’on développe à partir d’un fait-divers »1, le vertige que celui-ci procure. Et le film tout entier se construit sur cette volonté.
Les premiers plans du film sont ceux de glissières d’autoroutes et de zones commerciales. Puis ceux d’un homme, hagard, errant au bord d’une route, à qui un vendeur, faute de carte bleue créditée, a refusé l’achat d’une voiture . Rien de plus banal. Et pourtant une voix hors cadre exprime déjà la construction d’un récit et d’un personnage qui apparaissent asynchrones par rapport aux événements représentés à l’écran : elle invente l’identité des évènements en même temps que celle du personnage destiné à accomplir une » mission » dont il ne connaît pourtant rien. « C’est là au pied du rocher de Roquebrune que tout avait commencé ». Là à cinq cent mètres d’une zone périurbaine, au bord d’une quatre voies, dans ce Var des villas de milliardaires, des champs et de la nationale 7 que le film invente le retour de Paul Sanchez. Là où un réel très concret bascule vers quelque-chose d’insaisissable que la musique de John Cale vient renforcer. La fiction, si elle se déploie dans ce périmètre restreint, reconfigure sa réalité en une réalité cinématographique fantasmatique. Patricia Mazuy a retenu la « leçon » de Full Metal Jacket de Kubrick : « on peut trouver pour faire du cinéma dans un rayon de 30 km » . Le rocher de Roquebrune va alors devenir le Colorado de ce personnage en cavale, brandissant son fusil, affublé d’ailleurs d’une veste dont les motifs rappellent ceux du poncho d’Eastwood dans Une poignée de dollars. La gendarmerie elle, l’espace où les hommes en uniforme « trimbalent un blues fellino-fordien »2. Et ce pouvoir avoué d’invention se combine avec des mouvements de caméra qui réinventent aussi constamment l’espace. Mais plus encore, ce sont les deux personnages principaux, Marion ( Zita Hanrot, César du meilleur espoir pour Fatima, 2015) et Paul Sanchez ( Laurent Lafitte, exceptionnel) qui y projettent leurs pulsions et le film en est la résonance primitive, l’expression de leur vertige.
Marion, toute jeune gendarmette, d’une naïveté désarmante, gérant les faits pourtant « au pied de la lettre » comme en témoigne son compte -rendu au début du film à propos de la confiscation de la porsche de Johnny Depp, s’empare de cette affaire Sanchez. Sa première « grande affaire », celle qui vient exciter son désir d’être enfin sur la scène et étancher sa soif d’intensité. Sanchez devient « son criminel » autant que « son » fantasme.
Animé de ressentiment et rongé par le mal, Sanchez voit alors en elle la possibilité de donner corps et voix à son propre fantasme, une violence haineuse. La sécheresse de la narration et la tension d’une mise en scène abrupte renforcent ce vide et cette vacuité que Paul Sanchez comme Marion investissent afin d’y déployer leurs pulsions. Derrière le parti pris de plans primitifs, les paysages enferment les désirs bruissants de ces personnages, qui, contenus sous pression, sont près d’exploser. Sur le rocher, au plus près de la nature, Sanchez est au fond des instincts et c’est là que Marion le traque, méthodiquement. Mais lorsqu’elle l’enferme quelques minutes plus tard, en le bâillonnant et en l’attachant dans une maison, c’est elle qui semble devenir dingue, et lui retrouver la « raison » en se lançant dans une logorrhée sauvagement rationnelle. Cette séquence est peut-être la plus forte du film, rassemblant enfin dans un cadre serré les deux personnages, que le montage parallèle jusqu’alors séparait dans leur obsession .
Patricia Mazuy met en présence une parole d’une violence inouïe et le langage presque tendre de deux corps originaires. Le physique joue d’ailleurs dans tout le film un rôle déterminant : c’est un engagement de tout le corps qui dit cet éveil instinctuel des personnages. L’objectif choisi par la cinéaste abîme les peaux, avec beaucoup de piqué, donnant du volume, et rendant au visage de Paul Sanchez sa rudesse, son âpreté. C’est le corps de Marion qui dit sa ténacité.
Un trouble vertigineux alors affleure. Parce que Paul Sanchez est revenu! questionne le dérèglement. Il interroge, l’air de rien, cette discordance intérieure qui saisit et dépasse des personnages poussés par leurs désirs. D’où aussi ce décalage permanent à l’oeuvre dans le film, qui balance entre la tragédie et la comédie, entre le mythe et le réel, entre le thriller et le fait-divers.
Et nous spectateurs, pourtant déroutés, jubilons du retour en tambour et trompette d’une cinéaste rare, inventive et enthousiasmante!
- Patricia Mazuy, dossier de presse.
- Ibid
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