Feu froid

Dans ses moments les plus marquants, le cinéma est un art pyromane : le film devient alors objet combustible, il se consume de lui-même, brûle les ailes de ses personnages, irradie le monde qu’il voudrait juste éclairer, et jusqu’au spectateur qui ne s’en remettra jamais vraiment. C’est à cela que l’on reconnaît un chef-d’oeuvre : à la cicatrice que laisse cette brûlure dans la mémoire de celui qui l’a vu. De cela, le réalisateur d’Ema semble particulièrement conscient, et c’est peut-être cela qui le pousse vers cette envie d’approcher l’idée de « grand film ».

Le « réalisateur d’Ema », c’est Pablo Larrain, cinéaste chilien que nous attendions avec impatience et de pied ferme après son joli diptyquebiographique constitué de Neruda, récit virtuose et presque hergéen racontant la fuite impossible du poète alors que le dictateur Videla voulait le faire arrêter, et de Jackie, film sépulcral d’une beauté foudroyante (voilà l’un de ces gestes irradiants dont nous parlons plus haut) bâti autour du deuil de Jackie Kennedy et de la confrontation de l’humain et du politique suite à l’assassinat de son président de mari. Deux oeuvres importantes, fortes, sorties en 2016, et qui ont porté Pablo Larrain au rang des réalisateurs que l’on guette. Oui, les cinéphiles attendent Ema au tournant, et de cela aussi, le cinéaste semble conscient. La conscience de cette importance nouvelle, l’envie de ne pas décevoir les promesses de ses travaux précédents, le choix de passer en force en revendiquant presque des velléités d’oeuvre majeure font certainement de ce nouveau film (son huitième) l’une des pièces les moins réussies de sa filmographie.

© Fabula

Revenons à la pyromanie et la combustion, car Ema est un personnage qui brûle. Elle brûle d’abord littéralement le monde qui l’entoure, le détruit au lance-flammes comme le montre furtivement le premier plan du film (un mobilier urbain embrasé), et comme le montreront sporadiquement quelques séquences disséminées tout du long. Elle brûle ensuite humainement tous ceux qui l’entourent, de son mari stérile à ses divers amants et maîtresses en passant par l’enfant qu’elle a adopté avec son mari Gastón avant que le couple ne rende l’orphelin à l’institution suite à un grave incident (l’enfant, après une tentative d’acte pyromane, a immolé la sœur du personnage-titre : quitte à thématiser, autant insister !). Alternant la douceur la plus extrême avec une dureté d’airain, Ema est une jeune femme sans repères, sans véritables filtres sociaux et, de fait, marginale. Et comme chacun le sait, la marge, par essence sulfureuse, suscite autant le désir, la jalousie que la souffrance.

Elle se brûle enfin elle-même, dans une trajectoire autodestructrice qui a également tout du geste libératoire, soustrayant de sa vie ceux auxquels elle tient et qu’elle aime, y ajoutant des amants et des maîtresses au risque de faire éclater les cellules (familiales, artistiques…) auxquelles ils appartiennent. La culpabilité subie tant par Ema que par son mari suite à l’abandon de leur fils adoptif influence cette trajectoire, donnant parfois au film des allures de psychodrame assez pénible.

© 2020 Koch Films

Ema est donc un film de la destruction, de la volonté de faire table rase des conventions dans une société ô combien réactionnaire (entendre les propos de la fonctionnaire du bureau des adoptions considérant le couple Ema/Gastón comme des indésirables de la société du fait de leur profession de danseuse et chorégraphe et des allures homosexuelles de l’homme). Les attitudes destructrices d’Ema sont des réponses au corsetage social et sociétal du Chili moderne (jusqu’à un final un peu toc mais souhaitant éclater toutes les barrières) ; de fait, le personnage-titre n’est rien d’autre qu’un double des résistants aux régimes de Videla et de Pinochet émaillant toute la filmographie de Pablo Larrain, à ceci près qu’il se bat aujourd’hui contre une pression moins évidente, plus insidieuse et tacite. En tant que personnage qui donne son titre au long-métrage, elle incarne bien sûr son corps et son cœur, comme une sorte de soleil froid autour duquel gravitent tous les autres personnages (de l’aveu même du cinéaste), tant dans les scènes de danse ponctuant les scènes de vie réelle (la structure narrative d’Ema évoque de fait quelques œuvres rivettiennes faisant se côtoyer vie réelle, répétitions et représentations artistiques jusqu’à homogénéité parfaite, de L’Amour fou [1968] ou Out 1 [1971] à Va savoir [2001]) que dans ses multiples relations amoureuses dont l’apogée se situe dans un montage alterné de moments sexuels divers dont Ema s’avère le seul point commun. Par sa seule présence, ses dualités, sa liberté (jusqu’à la liberté de s’autodétruire), elle est un être polémique, donc nécessairement intéressant.

© Fabula

Ema n’a donc pas rien à dire, loin s’en faut. Il décoche pourtant hors de la cible. Pour quelle raison ? Parce qu’il cherche à épater son spectateur. Pablo Larrain n’avait jusque-là jamais forcé ses effets (y avait-il d’ailleurs dans tous ses films précédents la moindre volonté d’effet ?). Ce naturel donnait à ses premiers films chiliens toute leur puissance, la mise en scène de Larrain misant sur un réalisme à l’os qui faisait de ses oeuvres des gestes profondément dérangeants et fascinants (exemplairement Tony Manero [2008], autre récit de personnage utilisant la danse à la fois comme instrument de sa puissance sur les autres et comme refuge face à un monde humainement trop violent), ou sur un recours à l’allusion par le montage hérité des grands cinéastes modernes et générant de l’émotion pure (ce qui rendait Jackie si bouleversant).

© Fabula

Dans cet Ema, tout est asséné, expliqué. Tout est évident. La dualité du personnage est constamment surlignée, symbolisée par la première mise en scène de Gastón (les danseurs s’ébattant sur un décor de lune couleur bleu glacier, puis sur des infographies de soleil à la surface de lave explosive : on continue par ailleurs ici d’appuyer sur la valeur combustible du personnage) ou par les tuyaux alternativement cracheurs de feu (l’arrosage de la ville au lance-flammes) ou d’eau (les jeux avec la lance à incendie de son amant pompier), faisant d’Ema une cosmologie à elle toute seule, recelant en elle tous les éléments. La volonté romantique de Larrain est criante, le cinéaste semblant parfois chercher d’artificiels manières malickiennes, créant de petites pastilles hors narration accompagnées par une musique aux accents si romantiques qu’elle en deviendrait caricaturale.

Malgré toutes les bonnes intentions d’Ema, malgré la cohérence avec laquelle il s’inscrit thématiquement dans la filmographie de Pablo Larrain, malgré la qualité globale de l’interprétation (louons la découverte de Mariana Di Girolamo, qui se donne entièrement à son rôle d’Ema, et l’interprétation d’un Gael Garcia Bernal, jamais aussi bon que dans les films du cinéaste chilien), ses élans pompiers, sa lourdeur d’écriture et ses effets de manche laissent étonnamment froid. Un comble pour un cinéma qui se voulait pyromane !

 

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A propos de Michaël Delavaud

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